20. La colère.

 

Chaque pore de la peau humide du jeune Blanc suintait la colère.

Lorsqu’il revint du temple, à grandes enjambées, il prit une pioche dans le jardin et courba l’échine en projetant toute sa vigueur. Il libérait sa fureur dans la terre. Il voulait faire un trou très profond, très large, pour planter un arbre.

 

- Au moins celui-ci sera un être vivant!

 

Sa chemise prit sa sueur… Le vent glacial ne le pénétrait pas… Le sol gelé résonnait sous le fer de la pioche… La rage en lui brûlait tout!...

Le trou s’agrandit rapidement et il rejeta la terre sur le côté à grands coups de pelles.

La pioche heurta des roches.

 

- Ah… Enfin un travail à ma mesure, éructa-t-il dans un contentement visible.

 

Le Maître l’observait, assis contre la murette pour se protéger de la glace du vent. Il n’intervenait pas. Il ne disait rien. Sa présence excitait encore plus le jeune homme!

Hiro passa la tête par le portail du jardinet. Le Maître lui fit signe de venir le rejoindre. Côte à côte, ils le fixaient, muets, les yeux sans expression.

 

Le jeune homme prit une barre à mine dans la réserve et attaqua les roches. Il cherchait la faille pour insinuer la barre. Il piquait par petits coups secs, précis, écoutant le bruit de la roche. Il la trouva.

Alors il sourit.

 

- Du vrai travail pour moi!

 

Hiro ne comprit pas pourquoi le corps du jeune homme dégageait maintenant de la tendresse. Il ne frappe pas la roche pour la rompre. Il insinue la barre dans la faille… juste pour l’agrandir…

 

- Mais il ne veut pas casser la roche ? dit-il.

- Non… souffle le Maître… il veut seulement faire un passage aux racines de l’arbre...

 

Hiro creusa le front.

 

- Pourquoi casser la roche ?... si seulement un petit trou suffit pour permettre à la racine d’aller chercher la vie en dessous… dit le Maître.

 

Hiro écoutait. Les mots étaient nouveaux pour lui… Comme nouveau le bruit du métal contre la roche… un curieux bruit!... comme une caresse persuasive… pas un coup.

 

- Il dit à la roche de faire de l’espace… Car chacun a sa place dans cet univers et elle ne doit pas faire barrage à la vie de l’arbre, susurra le Maître.

- Mais il pourrait faire le trou ailleurs… chercher un endroit sans rocher… répondit Hiro

- Holllaaaa… gloussa le Maître… tu as encore beaucoup de chose à apprendre sur l’homme et sa relation avec la Vie.

- Je suis ouvert à tout comprendre, marmonna Hiro.

- Alors je vais te dire: Lui, l’homme a décidé. Il sait en son corps que cette place est juste… alors il fait le trou là et demande à ce qui est là de l’aider… Car c’est « sa » volonté et la terre est heureuse d’accompagner la volonté de l’homme Vrai…

- Un homme “Vrai ?”

- Oui, un homme qui SAIT et qui n’a pas de violence en lui pour faire plier, castrer, limiter la vie… C’est l’inverse: il donne l’espace pour permettre à la vie de s’épanouir… Voilà ce qu’est un homme Vrai…

 

La voix du vieux était lente. Il ne voulait pas déranger le mouvement du jeune homme. Mais il fallait canaliser les mouvements de Hiro qui était confronté à une Dimension qu’il ne connait pas… Alors comme sur son cheval fou devant les tanks, il fonce le sabre au clair!... et adviendra ce qu’il adviendra... Mais devant ce jeune Blanc il n’a aucune chance avec cette lame de l’esprit si peu affutée… Alors il protège l’esprit de son vieil ami…

 

Le jeune homme posa les outils dans le trou… il les caressa doucement, comme un remerciement. Sa caresse continua par les yeux qui examinèrent chaque parcelle de la terre…

 

- Il établit le lien entre son effort et celui que devra faire la terre pour l’accompagner, susurra le Maître… Ils doivent faire “couple” ensemble.

- Couple ?...

- Plus tard… plus tard, mon vieil ami, dit le Maître.

 

Puis le jeune homme gravit les marches de la véranda et s’appuya à la paroi.

Le Maître se leva. Il fit signe à Hiro de rester adossé à la paroi de pierre. Il gravit les marches de la véranda. Le jeune homme le regardait avec la fureur dans ses yeux.

Le vieillard s’assit de l’autre côté de la véranda, contre les balustres. Le jeune Blanc n’aurait pas permis qu’il vienne proche de lui!

Le jeune homme attaque direct!

 

- Alors, qu’est-ce que tu as branlé dans ce monastère!!!... vieux con!... et sais-tu au moins ce que c’est un monastère ?

- J’ai le sentiment que tu vas me l’apprendre, susurra le Maître…

- Ironise, vieux con!... un monastère est un lieu avec une unicité d’intention. Tu sais ça ?... un espace qui a une unique intention, une unique attention... Un endroit où une seule préoccupation motive chacun… Mais sais-tu au moins ce que c’est que la troisième loi en énergie fondamentale: celle de la pénétration par intérêt ?

- J’ai le sentiment que tu vas me l’apprendre, susurra le Maître…

- Vieux con!... quelle est ta réelle compréhension des lois de l’univers ?... un Maître, ça ?... un raconteur d’histoires pour enfants pour les endormir!

- Alors, cette loi ?... gloussa le vieux.

- Quelle est l’unicité d’intention de “ton” monastère ?... Apprendre à maîtriser l’énergie dans son corps et être un parfait tueur ?... J’avais entendu parler de ce lieu. Une pépinière de tueurs!... Ah! mais des “bons" Tueurs!... des tueurs d’État!... Faut bien assainir le populo lorsqu’il déconne de trop!... et vous êtes fiers de vous, d’être ces tueurs d’homme… et votre réputation va au delà des frontières… La soi-disant famille “SHIN”!

 

Le vieux arque les sourcils, interrogateur.

 

- Tiens, des tueurs!... mais de quoi ?

- Ne fais pas le con!.... Tu leur apprends à tuer les hommes mais tu ne sais pas leur apprendre à tuer le mensonge en eux!... Ils ne connaissent que d’avoir un corps pour eux… rien pour la Création!... Ils ne savent d’ailleurs pas ce que c’est “la Création”… Pour eux c’est cet état de bien-être lorsque vous accédez à l’espace supérieur de cet univers et que vous appelez “Amour Universel”!... Quelle pitié de perdre son temps à cela!

- Tu peux expliquer cela… je ne te comprends pas très bien... dit le Maître.

- T’es con, ou quoi ?... Tu ne sais même pas que cet espace d’Amour Universel est la partie majeure de l’espace dans lequel tu es… Mais oui, cet espace qui vibre au son “Bam”!... Tu t’en es très bien rendu compte lorsque tu souffles ces sons dans l’eau… Tu as bien perçu la résonance dans ton corps avec chacune de ses fibres qui répondent!...

- Non… je ne me suis pas rendu compte de cela!... égrena doucement le Maître comme s’il cherchait une vérité à l’intérieur de lui.

- Fais pas trop le con car je vais te chopper par le cul!... Des tueurs d’hommes tu fabriques... Mais ils ne sont pas capables d’attraper leur mensonge originel!...

 

Il reprit sa respiration sifflante.

 

- Et tu vois, vieux pas beau, c’est exactement ce qui nous sépare!... Je suis moi aussi un tueur… Mais je suis un tueur du mensonge!... et c’est pour cela que vous avez peur de moi… Vous ne pouvez pas soutenir mon regard qui entre en vous et vous tord les entrailles… Vous avez peur de moi… Car vous savez que je peux vous changer… et vous avez peur d’être changés!... Que vont devenir vos sécurités et vos points de repères que vous avez mis si longtemps à installer dans votre système de mensonge ?…

 

Il cessa sa respiration et laissa le vent venir en lui.

 

- Et pour que le mensonge puisse s’épanouir, il lui faut de la sécurité, de la préservation, de la protection... Et tu as installé tout cela dans ton monastère de merde!... Tu leur as appris à utiliser leur énergie vitale pour tuer les hommes… Ainsi ils n’ont plus assez de pression interne pour attaquer le véritable ennemi qui est dans leur corps… Qui est eux-mêmes!… Qui est leur corps!... Tu leur as enlevé cette impulsion naturelle à se libérer seul, sans les béquilles d’un Maître qui manipule leur conscience et leur vue… Quel affreux bonhomme tu es!

 

Le vieux resta un long moment coi, comme choqué sous les mots du jeune homme.

 

- Je ne croyais pas être si terrible pour la Dignité de l’homme! dit-il

- Fais pas trop le con ou je vais te rentrer dedans!... Regarde-les!... Regarde l’intérêt que tu as développé chez eux!... Ils ne sont intéressés que par leur perfection des gestes qui vont tuer… tuer les autres… pas eux!

 

Le Maître resta interrogateur, les yeux dans ceux du jeune homme qui continua sur sa lancée.

 

- Tu ne t’es pas occupé d’eux... Ils ne savent pas qu’ils sont en train de mourir et que le temps n’est pas l’ami de l’homme… Ils ne savent pas la troisième loi en énergie fondamentale, celle de la pénétration par intérêt.

- Je suis toujours en attente que tu me l’apprennes, susurra encore le Maître…

 

Le jeune homme, ne pouvait plus s’arrêter. Les mots sortaient de sa gorge comme des fusées.

 

- Où est leur intérêt ?... À maîtriser l’énergie en leur corps… À maîtriser les pensées dans leur cerveau... À maîtriser leurs gestes pour ressembler à des automates que vous appelez “perfection”… À maîtriser des visions et sensations que vous appelez “libération”, ou contact avec “Dieu”… ?

- Je ne vois pas où est le problème en cette formation magnifique, dit le Maître

 

Le vieillard crut que le jeune homme allait sauter sur lui, tous les muscles en tension…

Le jeune homme rugit du fond du ventre.

 

- Des nullards vous êtes!... Ce sont ces intérêts qui rayonnent sur vous et vous imbibent de leur force… Mais oui, vieux con!... Chaque intérêt est relié à un flux cosmique qui rayonne sur celui qui le regarde!... Drôle de nourriture que tu leur donnes là!... Tu connais cet adage ? : “montre moi ce que tu manges et je te dirai ce que tu es”… Et ce n’est pas pour rien que le second après toi dans ce lieu de merde est le Maître cuisinier… À vous deux, vous les nourrissez bien pour qu’ils restent dans leur prison du Bam et Lui servent de nourriture… À vous deux vous faites une belle paire d’escrocs!

 

Le Maître se recroquevilla sur lui. Il était prêt à sauter par-dessus la rambarde si le jeune Blanc se précipitait sur lui...

Puis il lança, comme un défi:

 

- Mais, alors… Que faire ?... que ferais-tu, toi ?

- Et moi, qu’est-ce que je ferais ?... Mais grand con!... je commencerais par leur donner de l’air, de l’espace… Je foutrais en l’air ce monastère et je les mettrais dans la vie ordinaire à se coltiner avec les faits de la vie de tous les jours...

- Pourquoi les pousser à cette destruction ?... ironisa le vieux.

- À ne plus être dans cette situation préservée... Dans la sécurité de ce monastère… avec le lit et le couvert garantis… Dans la sécurité de leur état de moine… avec les regards respectueux des autres... Je détruirais tout cela car ce n’est que la mort de la naturelle impulsion à se tirer d’affaire tout seul.

 

Le Maître sursauta à cette condamnation.

 

- Je suis si terrible que ça!... tu me surprends… mais je t’écoute... Continue...

- Tu les installes dans une situation qui ne peut pas les provoquer… Ils sont en sécurité ici!... Tu comprends cela, vieux con, que tu les as mis dans une prison confortable et rassurante… D’autant mieux que cette prison est reconnue comme belle, magnifique, grande, spirituelle par la culture dans laquelle tu es!

- Ma culture ?... maintenant c’est elle que tu critiques… Mais c’est une culture de noblesse et de tradition millénaires!

- Tu ne comprends pas, vieux con!... que c’est cette culture qui a monté ce système de monastère, de réclusion de la vie ordinaire… pour mieux se préserver, elle!... pour mieux se valoriser, elle!... Et elle s’en fout complètement du devenir de ces gens. Elle s’en sert. Elle les mange!!!!!

 

Le jeune homme se reprend un moment, essoufflé. Les mots se bousculent dans son corps qui lui fait mal.

 

- T’entends bien, vieux con!... ce que vous appelez « votre » culture organise une « tradition » qui devient votre code génétique… Et vous courrez ensuite derrière la satisfaction de ces objets à “obtenir”… Et vous usez votre vie à cela!!!!

 

Le souffle lui manque… Il égrène lentement, comme un homme à bout de force.

 

- T’es pire qu’un vieux con!... Tu es un être nuisible!... Tu leur donnes un os à ronger et ils perdent leur temps à cela… Perdre son temps!... quelle escroquerie!... le temps est si précieux!... Cette vie est comme un claquement de doigts… Tu es devant ta mort avant d’avoir réalisé que tu as quitté le sein de ta mère!...

…Tu es un assassin!... tu es un assassin d’homme… Pas seulement un destructeur de corps… Mais tu assassines leur force primordiale qui voudrait faire de nouveau couple avec cette Force qui les a fait naître!...

…Et tu vois, c’est ce qui fera toujours notre différence… Je suis un assassin du mensonge… Je dis la vérité de cette Force de la Création... Et peut-être cette vérité va réveiller leur mémoire. Peut-être vont-ils sentir leurs fibres vibrer. Peut-être!... Alors ils seront comme le chasseur qui suit la trace du lapin, pied après pied… Sans savoir où il est… Il suivra, pas à pas, car il n’y a pas d’autres moyens que de suivre et d’être à l’attention de la “trace”… Et cette trace, tu l’as dans ton corps, tu l’as dans chacune des cellules de ton corps… Il suffit de la réveiller, puis de la suivre… De souffler dessus comme tu le feras sur une braise pour réveiller le feu…

…Mais toi, qu’est-ce que tu fais ?... tu leur donnes un os à ronger… Et ils suivent l’odeur de ce cadavre… Et ils comprennent devant leur mort qu’ils sont devenus ce cadavre… mais il est alors trop tard!... il n’y a plus rien pour les aider… il n’y a plus rien qui peut encore réagir et vivre en leur corps… Ils ne peuvent plus rien pour eux… ni personne!

…Quelle pitié!... Tu les tues… Tu es vraiment un assassin… Va-t-en d’ici!... Tu pues !

 

Le vieillard se leva avec lenteur. Il ne regardait plus le jeune homme en face. Il voulait cacher la lueur de contentement qui brillait au fond de ses prunelles.

Il descendit les marches comme un vieux qui porte une vie trop lourde pour lui et il courba les épaules. Le rire se développa dans son ventre et il dut courber encore plus l’échine pour le masquer.

Il passa devant Hiro sans un regard… Puis il poussa la porte du jardinet qui donnait accès à son propre pavillon.

Hiro ne savait plus quelle attitude adopter… suivre le Maître ou se retirer dans la cour des moines ordinaires.

 

Le jeune Blanc les observait, les paupières fendues ne laissant qu’un filet de lueur passer.

« Quelque chose cloche dans tous ce fourbi !... mais quoi ? ».

 

Il prit le vent dans la profondeur de son ventre et alla avec lui au-delà des crêtes de la montagne.

 

 

 

 

 

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