23. L’inquiétude.

 

Le Maître les a réunis dans le temple. Il voulait que tous soient là. Aussi, toutes les activités du monastère furent suspendues.

Ils sont tous là, serrés, bien alignés sur plusieurs rangs, attentifs, car ils savent que le sujet de cette rencontre est le jeune Blanc.

Le Maître les regarde longuement. Ils n’ont pas l’habitude de ces silences, de ces interrogations muettes. Tout, avant, allait très vite. Il n’y avait pas de place à l’incertitude. Pas de place aux commentaires. Tout était clair.

Maintenant avec ce jeune Blanc, tout devenait interrogation. Ils ne percevaient pas la même sécurité dans ce lieu. Il n’y avait plus la même sérénité. Le doute s’insinuait partout. C’était palpable…

Hiro devenait irascible!....

Le regard du Maître sur eux n’avait plus la même compacité. Avant, ses yeux étaient des rocs. Maintenant ce sont des lunes changeantes. On ne sait plus très bien ce qui se passe derrière son front… C’est comme si il est lui-même en doute… Et qu’il attend un signe “d’ailleurs” pour prendre une décision importante… Plus qu’importante!... déterminante pour la vie de ceux qui sont là.

C’est exactement l’interrogation du Maître devant eux. Il a le rôle de prendre soin d’eux. Ils lui font confiance. Ils attendent qu’il leur donne l’enseignement et la nourriture qui leur conviennent.

- “Qui leur conviennent!”… le Maître susurre ces mots dans le silence de son cœur.

 

Il savait, avant, ce qui leur convenait… Avant… Maintenant il y a « son fils » et l’espace a changé. Avant, il ne se posait pas une question du devenir et de la direction du monastère. Tout était écrit depuis si longtemps par les anciens, par ceux qui avaient eu la direction de ce lieu avant lui… encore plus, qui avaient eu la direction de la “famille SHIN”, cette famille d’assassins d’État dont la réputation faisait trembler les murailles les plus épaisses des lieux les plus lointains d’Asie.

- “maintenant l’espace a changé!... Il est là!”… murmurent ses lèvres dans le secret de son cœur.

 

Il sait qu’il doit se soumettre à cette Présence… Ses rêves qui l’ont envoyé le sauver dans ce territoire ennemi… les yeux du Bouddha assis qui jettent des flammes!... les craquements du temple donnant des confirmations à la présence de ce jeune loup des steppes… Pire: le lion des steppes!

- « mon fils » peut tout détruire ici!... mais sans lui nous sommes morts!... nous étions en train de mourir… Et lui peut nous ouvrir l’Espace qui donne accès à la « non-réincarnation »… continuent les lèvres de son cœur.

…De nouveau il est là!... de nouveau !... que va-t-il advenir de nous maintenant qu’il est revenu ? …… Et c’est moi qui suis allé le sauver une nouvelle fois de la forêt!... comme la dernière fois!…

… Alors les Dieux l’ont voulu ainsi et nous devons nous soumettre à cette Volonté!...

… Car il est de nouveau né d’une Indispensabilité!...

… Mais par tous les Kamis, quelle est cette « Indispensabilité » ?».

 

Le vieillard suivait les mouvements de son cœur et il en oubliait ses moines en face de lui, en attente presque angoissée de ses mots. Ils avaient confiance en lui! Il devait s’occuper d’eux.

« Mais maintenant je ne sais plus si je dois m’occuper d’eux… ou de lui, mon « fils »… ».

 

Mais ils sont tous là et il faut qu’il leur dise ce qui peut calmer leur doute grandissant. S’il se développe ici, il en est fini de cette tradition… de cette « Famille »… Il ne doit y avoir aucune incertitude sur le Destin et la finalité de la Vie ou alors l’homme n’a plus de repère pour conduire son action.

Et ce jeune coq qui vient tout mettre en cause!... qui peut faire sauter toute la Tradition avec la pertinence de ses mots et l’éclat de ses yeux!

 

Il laisse venir le souffle dans son ventre. Il ne sait pas les mots qui vont sortir du Vent. Il entrouvre les lèvres et les sons sortent et il les découvre avec ses moines.

 

- Nous devons faire notre soumission à ce jeune Blanc! lance-t-il devant lui.

 

Les sons résonnent dans le temple et les mots font trembler leur cerveau… Soumission!... Une seule fois de leur vie dans ce monastère ils ont accepté de “faire leur soumission”. C’était devant le Maître, la seule autorité en ce lieu… Ils ont accepté de se soumettre à lui… mais ils savaient ce que cela impliquait… car ils connaissaient la tradition, ils connaissaient les règles, ils connaissaient le futur!... ils connaissaient la promesse qui leur était faite d’accéder à la « Libération »...

… Mais là, maintenant, il n’y a plus de règles, il n’y a plus la sécurité de la connaissance du futur… Il y a seulement un grand point d’interrogation qui dérange tous les repères façonnés depuis si longtemps… Ils ne savent plus très bien ce qu’ils sont, maintenant, dans ce monastère… même ce qu’ils font en ce lieu!

 

Le Maître répète… lui-même étonné de ces premiers mots sortis de son ventre.

- Nous devons faire notre soumission à ce jeune Blanc car il porte en lui la Force qui peut nous ouvrir les portes de l’Immortalité!

 

Ils étaient maintenant suspendus à ses lèvres car leur cerveau avait une conscience de ce que c’est que “l’immortalité”… Ils avaient un support à leur esprit.

- Mes moines… vous savez que la vie s’intègre dans une roue sans fin de réincarnations, une roue sans fin de vies et de morts. Cette roue exerce son action dans cet Univers… Mais il existe un autre Univers, un Univers qui a donné naissance à celui dans lequel nous sommes. Dans cet autre Univers, il n’y a pas de réincarnation car il n’y a pas de corps. Il y a seulement une Intelligence. Et ce jeune Blanc vient de cet Univers!

 

Le vieillard laisse les mots sortir de son ventre et les découvre avec ses moines… Puis mot après mot, son cerveau comprend le fil qui se développe et qu’il donne à ses moines en pâture à leur esprit.

- Cette Intelligence n’a pas les mêmes références que celles qui existent dans cet Univers. Vous connaissez ces références. Elles sont inscrites dans la tradition. Elles sont aussi inscrites dans la mémoire de votre cerveau. Vous les savez justes et raisonnables.

 

Ils hochent la tête. …Ils comprennent ces mots.

- Alors, comme vous ne pouvez pas comprendre les actions et les mouvements de ce jeune Blanc car vous n’avez pas de référence en votre mémoire, vous êtes obligés de faire votre “soumission”… comprenez-vous ?

 

Ils hochent la tête une nouvelle fois… Ils comprennent le sens des mots.

- Ce jeune Blanc a la possibilité de réveiller la Force de cet Univers car elle est en chacune des cellules de votre corps. Seul un Être de cette Dimension a cette possibilité.

 

Incrédules, ils entendaient les limitations du Maître, de sa propre bouche!

- Voilà pourquoi vous devez apporter toute votre attention au mouvement qu’il imprimera dans votre corps… car c’est dans le mouvement que se réveille cette Force… même si elle est au préalable dans chacune des cellules de votre corps.

 

Il prit un temps et continua lorsqu’il sentit qu’ils reprenaient une base à leur esprit.

- Vous savez déjà ce que c’est que le “mouvement”, son importance. C’est l’entraînement que vous recevez dans ce monastère: la recherche du mouvement parfait qui libère la totalité de votre énergie… Vous savez que les techniques secrètes de la famille SHIN sont capables de libérer une énergie extraordinaire qui fait de vous des “invincibles”… des tueurs parfaits.

 

Ils hochent la tête une nouvelle fois… Ils connaissent.

- Mais là, c’est une autre attention au mouvement… Dans l'enseignement de notre Tradition, le mouvement et sa recherche de perfection ont un but, une finalité: être le plus fort… Mais maintenant, dans cette autre Dimension, il n’en est pas de même…

 

Ils dressaient le cou… Comme s’ils voulaient aller chercher très loin les mots et les sons des mots qui sortaient de la bouche du Maître… quelque chose qu’ils ne connaissaient pas vibrait en eux et ce qu’ils entendaient là ne leur semblait pas inconnu.

- Dans cette Dimension sans réincarnation, le mouvement est en soi l’Intelligence de cette Force…

 

Laissez-moi vous expliquer mieux… car les mots sont imparfaits pour décrire et parler de cette Dimension car il n’y a pas de mots en Elle… Il y a seulement une puissance d’action qui est l’Intelligence elle-même.

- Cela veut dire que le mouvement est fait pour lui-même… qu’il n’y a pas une recherche de résultat… On ne fait pas le mouvement pour un résultat puisque c’est le mouvement lui-même qui va créer son résultat... et il est impossible de prévoir ce résultat avant… comprenez-vous ?

 

Le Maître se reprit… les mots venaient par eux-mêmes. Il les canalisait par ses lèvres et ses yeux pour les donner selon le rythme d’acceptation de ses moines.

- Je vais vous le dire autrement…

 

Ils étaient rassurés maintenant car ils percevaient que le vieillard était Maître de la connaissance de cette “autre” Dimension… Pour eux, “connaissance” allait de pair avec la “maîtrise”.

- Lorsque vous faites un mouvement pour un résultat, ce résultat est déjà choisi d’avance… Pourquoi ?... Parce que le choix du résultat provient d’une décision de votre mémoire… de ce que vous avez appris, soit par vous-mêmes, soit à travers les enseignements reçus… Aussi le résultat est la conséquence du passé…

 

Ils comprenaient cela.

- Mais maintenant, c’est de “suivre” un mouvement et de le découvrir dans chacune de ses vibrations, dans chacun de ses instants… Et le résultat se fait tout seul sans que la pensée et la mémoire jouent un rôle dans cela… C’est alors une autre “qualité” d’énergie qui circule dans votre corps… et son mouvement en vous procure une joie énorme… Elle vous procure aussi une autre “connaissance”… et c’est cette connaissance que nous pouvons obtenir par ce jeune Blanc…

 

Il prit son temps pour l’estocade finale… Il choisit ses mots car ceux-là ne venaient pas exclusivement de son ventre… Il mélangeait avec ceux créés par son cerveau... par l’Esprit qui veut tout diriger…

Il se sentait un peu voleur:

« Mais c’est le seul moyen de conduire les hommes en ce monde ordinaire, susurra-t-il en le secret de son cœur ».

Mais il percevait la présence du mensonge et il dut se faire effort pour continuer.

 

- Pour cela, nous devons faire confiance à ce jeune Blanc car il a la possibilité de faire vibrer notre mouvement, de lui donner sa première impulsion selon cette Force… Et vous, vous devez vous astreindre à ne pas mettre un frein venant des références de notre mémoire…

 

Il finit doucement son explication.

- Et c’est cela “faire sa soumission”… Le laisser injecter en votre corps l’impulsion de l’autre Dimension… et ne pas perturber son mouvement par vos références de cet Univers… comprenez-vous ?

 

Ils comprenaient et étaient soulagés. Ils avaient une pratique devant eux!

Le Maître termina par ces quelques mots qu’il laissa tomber, comme insignifiants: il clôturait le mensonge et sa manipulation. Il y mettait le point final!

 

- Mais vous devez me remettre toutes les informations recueillies auprès de ce jeune Blanc. J’ai souci de vous et je dois porter attention à ce que chacune des demandes de lui ne perturbe pas votre devenir et ce lieu… Ce sera moi aussi qui déciderai des informations que vous pouvez communiquer aux autres moines et faire circuler dans ce monastère.

 

Ils acquiescèrent vigoureusement, heureux de ce contrôle du vieillard en lequel ils avaient une pleine confiance.

 

Tong reçut ces mots comme un choc dans son corps. Ils ne sonnaient pas la même vérité que tout le discours-explicatif du Maître. Même tous les mots “explicatifs” sonnaient faux. Les explications étaient justes… mais l’impulsion qui les a créés ne lui paraissait pas propre. C’est cela… pas propre !

Il était mal à l’aise au premier rang des moines. Il aurait préféré laisser sa place privilégiée dans l’ordre de ce monastère pour avoir un coussin tout au fond. Ici, il a reçu de plein fouet les mots du Maître. Les sons sont entrés dans son corps. Son cœur a battu fort. Les entrailles se sont nouées… Et maintenant il a un goût de vomi dans la bouche.

 

Les moines se retirent rapidement comme cela est l’habitude. Tong eut du mal à bouger. Son corps était immobilisé par les mots du Maître et il se sentait mal.

 

Hiro prit ce retard dans le départ de Tong comme une demande d’une rencontre particulière. D’ailleurs, il était intéressé, comme le Maître, de savoir ce que lui avait demandé la jeune femme Heidi. Aussi lorsqu’il se leva, Hiro lui fit signe de prendre le coussin devant le Maître, comme une action naturelle et demandée par lui.

Tong se sentit contraint de s’asseoir et cela augmenta son inconfort. Il savait la demande implicite mais il ne voulait pas en parler maintenant. Il avait besoin de laisser mûrir en lui les mots de Heidi.

Maintenant il se sent coincé… Immobilisé… Et d’un coup, il comprit son inconfort durant les explications du Maître: immobilisation!... Le Maître tentait d’immobiliser quelque chose!... Il ne savait pas quoi!... mais son corps lui disait la malhonnêteté, le mensonge et le vol.

Il eut envie de fuir mais le Maître le fixait de son regard, sérieux. Hiro avait les yeux du combat.

C’est lui qui posa la question:

- Que t’a demandé Heidi ?

 

Tong se laissa aller au mouvement. Devant le Maître avec Hiro à côté, il est impossible de fuir, ni de combattre...

Ils lui avaient appris cet art d’accompagner la Force agressive de l’autre et de s’en servir. Il avait la certitude d’avoir deux adversaires en face de lui. Il mit la respiration dans son ventre et laissa venir les sons:

- De la “remplir”, dit-il doucement.

 

Ses yeux regardaient ceux du Bouddha assis derrière le Maître. Il lui sembla que la statue lui souriait gentiment et il en fut réconforté.

- Tu peux dire “s’accoupler”! jeta Hiro… N’aie donc pas peur des mots vrais!... Ne te cache pas derrière des subtilités de langage!

 

Le Maître tueur était furieux. Tong baissa la tête, comme il se doit devant un ancien auquel on doit le respect.

- Alors, tu le dis … “s’accoupler”! hurla Hiro

 

Il était prêt à jaillir sur le long moine. Tong ne prononça pas une parole, le front contre terre devant la colère du Maître tueur. Il était face au Maître qui le regardait. Il sentait les yeux du Bouddha le soutenir. Tout à coup il eut la sensation d’être devant deux fous qui voulaient l’asservir. Tout vacilla dans sa tête. Son corps lui fit mal et bloqua la respiration. Il porta la main à sa poitrine.

- Ce mot ne peut pas sortir de ton corps, n’est-ce-pas ? demanda le Maître d’une voix douce.

- Oui… c’est cela… souffle Tong.

 

Le Maître laissa le temps à ce qu’il reprenne sa respiration.

- Pourquoi ? demande-t-il de nouveau.

- Mon corps ne sent pas ce mot comme véritable, souffle Tong.

- Tiens donc et pourquoi ? rugit Hiro.

 

Le moine en voulut au Maître d'avoir permis cette interruption violente du Maître tueur. Une colère monta en lui contre ces deux hommes. Il regarda le Bouddha et les yeux de la statue le soutenaient. Alors il dit clairement, en regardant droit dans les yeux le Maître tueur.

- Parce que c’est un mot faux, dans une pensée fausse, une intention fausse et une compréhension fausse...

 

Hiro resta bouche bée… Jamais personne dans ce monastère ne lui avait parlé ainsi sans rencontrer la mort instantanément! Il se prépare à bondir sur le grand moine qui acceptait déjà sa mort. Ses yeux regardaient le Maître tueur, tranquille, sans provocation de celui qui sait qu’il vient de dire la vérité et que l’on ne peut pas détruire la vérité, seulement le corps.

- Seul le mot “remplir” a un sens pour mon corps et mon cœur, dit-il dans une seule et douce respiration.

 

C’est comme une parole amoureuse à une Dimension qu’il ne connait pas mais que tout son être aime déjà avant de l’avoir rencontrée.

Alors il s’inclina devant le Maître, comme il se doit.

Puis fit de même devant Hiro et il se leva souplement et leur tourna le dos. Il sentait leurs yeux sur sa nuque qui se durcit. Mais il sent aussi les yeux du Bouddha assis et ceux-là réchauffèrent son ventre.

 

La porte du temple s’était refermée depuis longtemps lorsque le Maître dit simplement:

- Une Force est entrée dans ce monastère et Elle fera son œuvre malgré et contre tous.

- Mais il s’est opposé à nous! s’insurgea Hiro

- Non, c’est toi qui t’es opposé à cette Force… et tu as reçu Sa réponse à travers ce moine.

- Et quelle est cette réponse ? demanda Hiro encore plein de violence.

- Le mépris… dit doucement le Maître.

 

 

 

 

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