11. Le revenant

 

HIRO a poussé les portes du temple et un peu de la lumière du dehors a teinté d'or la pénombre. Un instant les statues ont rayonné d'une autre flamme que celle des lampes à l'huile.

Il fallait donner de la lumière à ce lieu et celui qui se trouvait allongé allait l'apporter. Certain. Avec les flammes en plus!

HIRO s'approcha du Maître qui semblait sommeiller auprès du corps allongé, adossé à la cuisse de la statue de bois. Il ne fit pas plus de bruit que l'aile de l'hirondelle coupant l'air soyeux du petit matin. La porte avait pivoté dans le silence sur ses gonds graissés.

Le vieux semblait dormir et HIRO vint s'installer à côté de lui, contre le genou de la statue.

Il voyait de ses yeux de guérisseur le travail considérable accompli par son vieux compagnon durant cette nuit. Le ventre du jeune homme se gonflait sous la peau lisse et musclée. Ce ventre-là accompagnait l'air et le poussait dans les côtes qui se soulevaient aussi, dans un même mouvement ralenti.

Il n'y avait plus de souffrance dans le corps. La chair s'était de nouveau épanouie sous la peau et le sang circulait en surface.

HIRO savait le travail extraordinaire que ce fût de ramener à la vie cet homme-là qui ne voulait plus de cette vie que les hommes avaient à lui proposer. Il n'a pas eu besoin d'explication. Il l'a rêvé. Il a rêvé un vieil homme allant se coucher dans la neige sur un corps mort pour le ramener à la vie. Il a vu une énorme pierre au dessus d'eux et cette pierre était comme un toit qui retenait leur chaleur et qui faisait obstacle au froid de la vie qui voulait partir. Il a vu aussi de ses yeux le chariot qui descendait de la montagne. Il sut alors que ce sera difficile car la couleur qui sortait des couvertures donnait l'ampleur de la souffrance de l'homme qui en a cessé de "ces conneries". C'est ce mot qui lui est venu derrière le front lorsqu'il était en haut de la palissade. C'était un mot de son vieux compagnon, le Maître. Il disait l'avoir entendu lors d'un voyage dans les pays de l'Ouest, très loin, là où les hommes ont un grand nez et une peau blanche. Il avait aimé la tonalité de ces mots. Il les avait rapportés avec lui dans les montagnes. Parfois, il les disait. Presque un jeu, juste pour entendre la sonorité, et ils en riaient tous les deux. Ils s'amusaient à lancer ces mots-là dans l'air de la nuit lorsqu'ils étaient assis près de la rivière les soirs de grande chaleur.

 

Maintenant, il sait que "ces conneries" là sont devant lui. Dans ce corps qui est allongé. Il sait que cela sera difficile.

Mais il faut que de la lumière entre de nouveau dans le temple qui n'est plus éclairé depuis bien longtemps que par les lampes à huile.

 

- je t'attendais, mon ami, dit le vieux Maître.

 

Il n'avait pas levé les paupières sur ses yeux fatigués. Ses lèvres se sont entrouvertes et les sons qu'il fallait sont sortis.

Car HIRO avait espéré de toutes ses forces que son vieux compagnon allait l'attendre pour faire de nouveau lever le jour dans les yeux de celui qui était allongé.

Il l'avait voulu dans son ventre et sa chair. Il ne voyait que l'ouverture de ces yeux-là lorsqu'il était près de la cheminée à diriger la méditation.

Puis, il a fallu qu'il s'occupe de tout, comme d'habitude.

Il ne fallait pas qu'il aille trop vite avec la fille. Celle-là avait besoin qu'on la soutienne car elle ne savait plus grand chose, hormis que de la lumière était entrée dans ses yeux et rayonnait dans son cœur, mais de cette lumière-là, elle ne savait pas encore quoi en faire.

Alors, il avait pris son temps avec elle.

Mais il sentait le jour progresser sur la nuit et il voulait que le jour ne se lève pas sans lui dans les yeux de celui qui allait devenir le nouveau Maître.

 

- Je savais, souffla HIRO.

 

Il ne dit rien d'autre. Sa taille se courba et le front donna trois sons longs sur le parquet.

 

- À toi, maintenant, dit le ROSHI.

 

Le vieillard avait tiré à lui une cape qui était sur l'épaule de la Force de Compassion et il la plaça sur son dos. Les bords vinrent sur les épaules et il l'ajusta avec un soin méticuleux.

HIRO lui laissa le temps de s'installer comme la tradition le voulait.

Puis il a posé ses mains sur le ventre du jeune homme devant lui. Son genou vint s'appuyer contre les côtes et il pressa en même temps que les mains.

Il refit le mouvement sept fois, puis il arrêta. Il reprit une respiration ample et enjamba le corps. De l'autre côté il reprit la même positon. Puis il appuya.

Maintenant, le corps se trouvait entre les deux hommes. Le ROSHI observait avec une extrême attention la peau du visage du jeune homme. Il en plissait les sourcils. Il devait dire à HIRO le moment exact où les paupières vont se crisper légèrement et l'apparition d'un pli vertical sous le troisième œil. Juste à ce moment-là.

Le ROSHI se pencha et attira une lampe à huile. Il la plaça près du visage de celui qui était allongé.

 

- Mon fils, dit-il en soufflant dans l'oreille droite, tu vas redevenir maintenant un homme debout.

 

HIRO attendait que le Maître, son vieux compagnon de route, celui qui lui avait tant appris, ait remis de nouveau ses mains dans ses grandes manches de la robe. Le vieillard avait une réticence à cesser de caresser le visage de celui allongé et il remarqua que HIRO en souriait.

 

- Tu comprends... Après, il n'en sera plus ainsi car celui-là, ce n’est pas la douceur qu'il faudra lui montrer pour le faire vivre.

- J'avais bien compris, mon ami, souffla HIRO. Prenez votre temps. Vous savez que maintenant il est sous la protection des Dieux et que sa nourriture n'est pas celle que je pourrais lui donner comme cuisinier.

 

Le rire aigrelet du ROSHI tinta dans la pénombre. Il aimait les expressions de son vieux compagnon de route.

 

- Oui, tu as raison et tu le sais bien. La nourriture qu'il va lui falloir ne viendra pas de tes cuisines! Dis, n'en es-tu pas mortifié, toi qui veilles si bien à la régénérescence des chairs dans ce lieu ?

- Si, dit HIRO en riant doucement. Vous ne pouvez pas savoir comment j'en suis mortifié!

 

Le ROSHI le fixait dans le ventre et HIRO sentit que son vieux compagnon testait la force que l'âge lui avait encore gardée. Il se laissa faire car il savait lui aussi que le travail devant lui serait énorme.

 

- C'est pas encore qu'il soit hideux et qu'il sentira toujours mauvais avec la peau qu'il a, dit-il en s'inclinant sur le corps allongé, mais il va y avoir grabuge dans la Famille lorsqu'ils vont découvrir qui sera leur prochain Maître.

 

Il parlait pour que le temps passe. Seulement pour le temps. Car ils savent tous les deux ce qui en sera et ils se connaissaient tant que les mots n'avaient pas besoin d'être.

Mais il y avait du temps encore devant eux. Un temps à eux, qu'ils pouvaient faire couler à leur convenance.

Tout à l'heure, il n'en sera plus ainsi. Lorsqu'ils auront fait ouvrir les yeux à celui allongé.

 

- Vous avez fait du bon travail, redit HIRO en examinant la respiration souple du jeune homme.

 

Il avait placé ses mains à plat sur le ventre. Ses doigts avaient écarté les pans de la chemise, puis les mains disparurent sous les tissus.

Là encore, le Maître cuisinier a ouvert les lèvres pour faire sortir des sons dans la pénombre du temple. Seulement pour faire courir du temps et le remplir d'un mouvement de bonté. Car c'était de la bonté les paroles et les gestes qui venaient d'eux. Ils avaient seulement un peu peur de l'instant où ils vont pratiquer la méthode secrète de réanimation des presque morts. Ils n'en ont pas peur par elle-même. Ils connaissent bien. Mais celui qui est allongé ouvrira les yeux et au fond de ces orbites profondes largement protégées par des arcades sourcilières très saillantes et des sourcils broussailleux, il y aura une flamme. C'est celle-là qui leur fait peur. Alors, ils se causent et jouent avec leur puissante énergie pour remplir le lieu jusqu'à ce que le lieu leur dise lui-même que le Temps est accompli. Il faudra alors mettre en œuvre ce que les anciens Maîtres leur ont appris et ce qu’ils ont répété eux même des milliers de fois dans l'ombre de la salle secrète creusée dans la montagne en l'attente de ce moment-là.

 

- Le vieux Maître savait cet instant, dit le ROSHI.

- Oui, souffla HIRO en caressant le ventre lisse et musclé du jeune homme... Il le savait.

- C'est pour cela qu'il avait tant insisté de nous transmettre cette technique secrète avant de mourir et que sur sa couche presque mortuaire, c'est ce qu'il m'a fait promettre: entretenir chaque jour cette technique pour le moment crucial à venir... Il n'a rien dit d'autre. Le dernier souffle venait de bouger son ventre.

- Ah, c'est cela qu'il vous chuchotait à l'oreille dans ses derniers instants!... Vous n'en avez jamais parlé. Vous savez que je m'étais toujours demandé ce que vous cachiez.

- Je ne te cachais rien, mon ami. Je ne connaissais pas alors à l'époque l'importance de cette technique, ni son utilité qui s'amenuisait avec les ans où je ne rencontrais pas celui qui viendrait derrière moi... Alors, tu vois, mon ami, j'ai continué à entretenir et perfectionner cette technique parce que j'avais promis et cette promesse m'a porté bien loin dans la connaissance. Je me suis aperçu de l'importance extrême du don bien plus tard. Je ne savais pas avant. J'étais un jeune chien qui croyait tout savoir.

- Comme lui, dit HIRO.

 

Il regardait le visage du jeune homme. Sous sa paume il y avait du sang qui battait. Celui-là avait de nouveau la vie dans les veines.

 

- Oui, comme lui, souffla le ROSHI. Mais lui revient de plus loin que moi... Moi, je m’étais éloigné des hommes dans un ermitage. Lui, il a voulu mourir. Il va revenir de loin et sa fureur peut être terrible.

- Oui, terrible dit HIRO. La force qui glisse sous mes mains est celle d'un Dieu qui se serait accouplé avec un démon hurlant de fureur.

- De fureur... Tu as raison mon ami.

 

HIRO ferma les yeux. Le souffle du jeune homme gagna en intensité et portait maintenait sa brume dans l'air frais du temple.

 

- C'est donc pour cela que vous m'avez appris la technique secrète de réanimation des morts ?

- Oui... Avec les ans qui venaient, je ne voyais pas celui à qui j'allais pouvoir remettre la Transmission des Sceaux...

- Alors, vous vous êtes dit que peut-être je vous survivrais et que moi...

- Peut-être. Peut-être. Tu sais, on ne peut jamais connaître la puissance d'un Maître tant qu'on ne s'y trouve pas confronté. Alors celle de Celui qui était avant moi était comme une chaleur qui me poussait à partager avec toi la connaissance de cette pratique. Je ne savais pas pour le futur. Tu sais, j'ai toujours espéré pouvoir un jour redonner ce qui me fut donné et y ajouter encore plus de bonté et de patience afin que l'Homme grandisse encore et encore...

- De la patience, il faudra que vous en ayez une bonne cargaison avec un individu pareil! C'est à peine croyable que les Dieux aient choisi cet être!

- Oui, je croyais...

 

Le ROSHI fut interrompu par le craquement du bois de la statue de la Compassion. Un craquement net comme elle le fait lorsque l'été vient chauffer les toits et que la température change brutalement entre la nuit et le jour. Mais on est au printemps qui commence à pointer. Pas en été.

Les deux hommes ont tendu l'oreille et se sont laissé porté par le son qui a vibré longuement dans la salle. Il leur sembla que la statue s'ouvrait.

 

- C'est le Temps, dit le ROSHI en se redressant.

 

Il porta tout son poids sur les genoux repliés et il appuya fort sur le parquet.

HIRO n'a rien dit. Maintenant, lui, il devait se taire. Il plaça ses mains au-dessus de la poitrine du jeune homme. Il attendit que commence le chant du Maître.

 

Les sons vinrent. Graves et lourds. On aurait dit que des pierres énormes roulaient dans le ventre de la terre et qu'on les entendait à la surface, là où se passe la vie des hommes.

Les sons montaient et les statues commencèrent à vibrer. C'est la Force de la Compassion qui commença. Puis le son se répandit autour de lui, enveloppa les deux hommes et gagna les autres Divinités attentives. Elles semblaient attendre cet accord. Elles ouvrirent leur ventre et le son se répandit au-delà de ce que les Hommes peuvent voir dans leurs rêves les plus fous.

Le ROSHI et le Maître cuisinier laissèrent le son porter leur geste. C'est le nœud de la Pratique. L'ancien maître avait insisté sur ce point, ce passage entre les Hommes et les Dieux.

Mais maintenant que la pratique se fait avec la Force des Dieux, ils sont submergés par l'Incroyable qui passe sur leur tête. Cet Incroyable a une couleur bleue et une forme en spirale et une force énorme et cela tourne autour du corps de celui qui est allongé.

Cette mouvance caresse maintenant le visage du jeune homme, comme si elle voulait le reconnaître. C'est le mouvement d'une mère qui chercherait les traits du visage de son fils dans le noir pour être certaine que c'est bien lui.

Le ROSHI sait maintenant qu'il fut toujours porté par une force plus grande que lui, une force dépassant toutes ses Suprêmes Perceptions. Il y avait cette présence matérielle des Dieux et ceux-là disent aujourd'hui leur présence car il faut souffler la vie à celui qui n'en veut plus et qui est leur fils à eux.

 

- C'est eux qui l'ont mis à l'épreuve, souffla HIRO, c'est eux!

- Oui... C'est eux et je le sais maintenant. Ainsi tout est bien!

 

La couleur devint plus nette avec une prédominance bleue avec de l'or. Elle prit la forme d'un brouillard épais qui les enveloppa. Puis elle se rétrécit, comme si elle se concentrait et les deux hommes ressentirent son extraordinaire puissance.

Alors, elle caressa le ventre du jeune homme, elle chercha les jambes et les bras. Puis elle se prolongea sur le torse et le cou.

Le vieux Maître continua à sortir les sons de sa gorge, ces sons qui venaient du plus profond de la terre et qu'il lui a fallu trente ans pour maîtriser. Il regardait. Lui aussi ne pouvait faire autrement que de regarder, sans soucis des larmes qui venaient dans les yeux et qui coulaient sur les joues. Le corps disait son émotion et rien ne pouvait l'en empêcher: le brouillard d'or et de bleu se couchait sur le jeune homme! Comme lui, le vieux Maître, il avait senti qu'il fallait le faire la nuit sous la roche.

Il se couchait et il se mit à respirer sur le corps.

Puis, l'extraordinaire vint.

Le brouillard commença à disparaître dans le corps. Il entrait dedans. Il entrait dedans! Le vieux Maître du passé n'avait rien dit de cette étape de la pratique. Il n'avait rien dit du brouillard et de sa coloration. Il avait juste parlé que des sons et des mouvements de mains à prodiguer au corps pendant la pratique. Savait-il, lui ? 

La Force pénétra le corps et le corps l'absorba.

Ils purent voir alors que d'autres couleurs entraient dans la chair du jeune homme à la suite du bleu d'or.

 

- Par Tous les Dieux. Il y entre tout l'Univers! rugit HIRO qui n'arrivait plus à se contenir.

 

Ses mains faisaient les gestes mille fois appris sur le corps. Il les faisait. Mais sa chair vibrait et il lui semblait que son cerveau éclatait sur des espaces inconnus.

Le ROSHI lui fit signe de se taire et il commença alors l'autre chant... Celui de l'accueil d'un Dieu chez les Hommes.

Les sons réverbérèrent moins durement contre les os de leur crâne. Les statues se fermèrent. Un drôle de sourire était sur leurs lèvres.

 

HIRO fit les derniers gestes de la pratique sur le visage de celui qui était allongé.

Le ROSHI se courba et approcha la lampe à huile.

Les paupières vibraient. Doucement.

Il sut que son fils allait ouvrir les yeux et un frisson ondula dans sa colonne vertébrale. Il jeta un coup d'œil à HIRO et il vit que celui-là en était au même point que lui.

Il mit sa main à plat sur le front de son fils. HIRO fit le geste de relever les paupières de la paume.

Alors, la peau du jeune homme se contracta. Elle plissa vers les sourcils, sans un cillement. Un globe était derrière et le centre en était brun foncé, presque noir. Au fond, il y avait un mur qui rejetait la lumière et ce mur augmenta leur frisson.

Alors, il fallait maintenant le laisser prendre conscience de son corps et de la présence de son corps dans l'espace des Hommes.

Ils ne pouvaient pas s’empêcher de suivre pas à pas la lumière qui remplissait les orbites profondes et presque noires. La lumière qui y entrait, avait du rouge et de la paillette d'or. La paume d'Adam monta trois fois et de la salive naissait dans la bouche.

Le jeune homme déglutit. Il ne bougea pas la tête, ni le corps. Seuls ses yeux ondulaient dans les orbites comme si à partir d'eux il pouvait voir le Monde.

Il fit ainsi le tour de l'espace puis revint sur les deux silhouettes attentives à côté de lui. Il les examina.

Il y avait du reproche dans ses yeux !

 

Alors, il ferma les paupières sur la lueur qui naissait au fond de ses orbites. Ses mâchoires se fermèrent et les dents grincèrent.

 

 

 

 

 

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