7. L'acceptation 

 

La jeune femme l'a vu embrasser le jeune homme.

Debout derrière la souche retournée, elle restait droite, le poing entre les dents et les dents serrées sur les os à leur faire mal.

Elle ne savait plus rien. Rien.

Le nuage de lumière blanche se trouvait encore dans sa tête et le coeur resplendissait du bonheur que le petit vieux lui a mis dans le corps. Pas la peine de raisonner. C'est lui. Certain. D'ailleurs, elle ne raisonne pas. Plus la peine. Elle sait maintenant qu'il y a de la lumière derrière le voile gris de la réalité des jours et que ce voile gris n'est que le regard qu'elle porte sur lui. Du moins, c'est ce qu'elle croit reconnaître, car elle ne comprend plus rien et c'est très bien comme ça.

C'est bien ainsi car elle est heureuse comme jamais elle n'a cru pouvoir l'être un jour.

Et elle enjambe le tronc au sol et sans glisser sur la neige amassée de l'autre côté, elle va vers le vieillard. Droit. Car c'est là qu'elle doit aller et il n'y a plus moyen de faire autrement et cela elle le constate sans crainte.

 

Le vieux a perçu le mouvement derrière la souche de l'arbre.

Il pose ses lèvres une troisième fois sur le front du jeune homme allongé. Il faut sceller le pacte de l'alliance. Le don intégral de soi. Plus possible de faire autrement. Les Dieux en ont décidé ainsi.

Lui aussi, il ne peut faire autrement. Comme pour elle, la jeune fille pleine de la vie et qui allait vers la mort en se donnant de bonnes raisons à celle-là, cette chienne. Il a cassé le fil de la mort sur elle. Car il est le Maître et il sait.

 

Celui-là, sur le traîneau, sait aussi. Il en connaît presque autant que lui sur le Ciel. Il l'a perçu cette nuit, allongé sur la chair raidie par la mort qui voulait sa proie. Il l'a soustraite au bec de l'aigle car les Dieux en voulaient ainsi et l'ont envoyé là pour qu'il donne sa vie à ce mort-là.

Mais celui-là, allongé sur le traîneau, il en connaît presque rien de la Terre et la Terre a failli l'avaler. Alors, il devra lui apprendre.

 

Car lui, allongé sur le traîneau, il n'aurait pas rompu le lien de la jeune fille avec la mort. Il aurait dit :"À quoi bon!". Car il ne croyait plus en le pouvoir de l'Homme de se sauver et la Terre a voulu le tuer.

Il faudra qu'il lui apprenne. Il faudra que de la chaleur revienne dans son coeur pour qu'il ait lui aussi envie de casser le lien de la mort sur l'Homme car il en a le pouvoir puisqu'il est béni des Dieux.

 

C'est ce pouvoir-là qui n'a pas voulu mourir cette nuit.

Mais par tous les Kamis, que ce sera dur de lui faire entrer ce sourire dans sa caboche, car avec un corps pareil si laid et rempli d'odeurs acides, ce ne peut être qu'un crâne dur comme de la pierre!

 

- Alors, c'est votre fils!

 

Il hocha la tête et sa barbiche sale de terre et de boue frotta sur son col rêche de la toile de bure.

Elle ne le tutoyait plus. Impossible.

Elle savait maintenant la lumière derrière l'apparence des choses et il ne pouvait plus en être autrement. Jamais.

 

Lui, celui-là couché dans la pelisse, celui-là qui ne bougeait pas et que l'on pouvait croire mort, il ne lui dira pas toujours "Vous". Certain. Il sait même qu'il le frappera. Car c'est un être qui vient de trop loin du monde des Hommes pour en accepter les usages. Il faudra qu'il les lui apprenne!

 

- Pourquoi vous soupirez, Petit Père ? demanda la jeune fille qui vient se placer à côté de lui, un pas en arrière comme il est d'usage... C'est vrai qu’il n’est pas beau. Hideux! éclata-t'elle en riant.

 

Secouée par son rire qui s'est propagé au corps plein, elle se courbe vers la terre et ses genoux rejoignent la neige. Ses mains habiles de femme ramènent la toile de la couverture sur le visage du jeune homme

 

- Il est presque mort, dit-elle entre ses dents.

 

Elle ne refuse plus le contact avec la peau. Le majeur, rejoint par l'index après un moment d'incertitude glissent contre les narines pincées et suivent le contour du nez pincé.

 

- Par tous les Dieux de la montagne, qu'il est long!

 

Et elle éclata de nouveau de rire.

 

Les doigts parcouraient maintenant le visage, en suivaient les contours. Elle avait fermé les yeux. Ses paumes cherchèrent la texture des joues. La jeune fille fronça les sourcils car ses mains ne reconnaissaient pas ces formes. Surtout la texture de la peau. Elle n'avait jamais touché cela de toute sa jeune vie et la mémoire du corps ne lui revenait pas. Elle n'avait jamais pensé que ces êtres-là puissent un jour venir par leur village. Elle ne s'était pas préparée à en toucher un.

 

Elle apprenait dans la nuit de ses yeux car elle sentait que seules ses mains allaient pouvoir la guider dans la connaissance de cet être.

 

- Vous avez là un drôle de fils, égrena-t'elle en glissant vers le col de la pelisse.

 

Elle eut un frisson qui lui bougea la chair dans le dos lorsque les doigts entrèrent en contact avec la gorge creuse et longue comme un col des échassiers qui venaient prés du ruisseau en été.

Au milieu du cou, il y avait une grosse boule, puis un creux en dessous.

 

- Il est presque fait comme nous, lâcha-t'elle comme à regret.

 

Cette boule-là, la boule des hommes accomplis au-dessus du creux de la gorge, elle l'avait si souvent senti chez son frère. Lorsqu'elle s'amusait à le taquiner quand il était allongé sur l'herbe, lors du repos pendant les longues journées de la coupe en fin de l'été.

Presque à regret, elle le dit.

 

- Alors, c'est bien un fils de l'homme!....

 

Les paupières restaient scellées aux joues. La jeune fille gardait la tête bien droite sur les épaules. Comme la femme qui inspecte le gamin dont elle va devoir s'occuper.

Car c'est certain. Celui-là, ce fils de l'homme qui est né du ventre d'une femme, elle va devoir être sa nourrice.

Pas la peine que le vieux lui dise maintenant de retourner au village!

D'ailleurs, qu'a-t'elle au village. Juste des souvenirs. Et ceux-là, le petit vieux les a coupés d'un coup en assenant cette beauté de la vie derrière son front

D'ailleurs, ce front, elle le pose sur le front de celui qui dort encore! C'est à lui que tout doit aller maintenant.

N'a-t'il pas dit : " Un homme a besoin de toi " ? Pas question qu'il lui reprenne maintenant ce qu'il lui a donné!

 

Le vieillard ne disait rien. Il ne regardait pas non plus la jeune fille se pelotonner contre le corps de celui qui était maintenant son fils car le Mouvement de la Vie en avait voulu ainsi.

Il savait ce qu'elle faisait. Elle découvrait son domaine.

C'était une fille de la campagne. Il lui faut de la terre autour. C'est bien. C'est justement de la terre qui manque à son fils pour accepter le ciel qui est dans sa tête. Car celui-là n'a plus de jambe. Cette jeune femme-là les lui donnera ses jambes!

C'est bien. Il devait en être ainsi.

 

Alors il redressa le front vers la crête enneigée. Elle présentait de la poudreuse portée par le vent, comme une crinière s'entourant autour des pics.

 

- Il y a du vent en haut, dit Heidi.

 

Elle avait suivi le mouvement du vieillard.

Elle n'attendait pas de réponse. Il fallait passer par là. Obligé, pour sortir de la vallée sans passer par le col gardé par les soldats.

 

Les genoux s'arrachèrent à la neige dans un bruit de succion. De la main, elle épousseta son pantalon. Sa main droite alla à la recherche de la corde en tête du traîneau et elle se retourna dans un geste coulé connu depuis son enfance. La corde s'incrusta dans la partie charnue de l'épaule gauche. Plus tard elle changera de côté.

 

- Allons, dit-elle.

 

La jambe arrière poussa pour extraire le traîneau de la neige. Elle ne glissa pas. Elle savait comment forcer.

 

Ils ne parlèrent pas. Ils savaient que la mort les attendait en haut, entre les crêtes. Puis sur le méplat rempli de vent furieux qui lançait ses aiguilles dans les chairs pour les faire saigner.

Ils vont avoir besoin de toutes leurs forces pour passer et ramener le "presque mort" de l'autre côté.

 

Après, ce sera facile. Presque. La mort ne sera plus à chaque pas. Il trouvera des bêtes pour tirer le traîneau. Des hommes aussi qui s'inclineront sur la médaille d'or de son rang.

 

- Par tous les Kamis... Pourquoi donc ne voulez vous pas que j'utilise ma puissance de Maître pour passer les montagnes!

 

Il n'a pas interrogé. Il s'exclame devant l'effort à produire. Seulement. Car il en connaît la réponse. Alors il hausse les épaules.

 

La jeune fille l'a entendu marmonner. Elle ne réclame rien. C'est trop tard. La mort du froid est devant. Elle cingle déjà les joues et elle commence à ne plus sentir les lèvres sous la laine du cache col. C'est ainsi! C'est ainsi et elle est contente car cette mort, pour cette fois, elle la prend de face. Elle ne court pas se réfugier prés de l'âtre. Maintenant, elle sait qu'elle ne pleurera plus sur elle. Certaine. Elle ne sait pas comment, mais la certitude habite sa chair.

Et cette chair doit souffrir. C'est elle qui va donner sa vie pour sauver celle de "celui presque mort".

La corde lui scie l'épaule. Elle change de côté dans une foulée attentive à ne pas rompre la glisse du traîneau. C'est si difficile de le faire repartir après!

 

 

 

 

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