4. La jeune femme

 

 

- Dis, vieux, t'es tombé dans le ruisseau!

 

L'homme encore jeune riait en se tenant les côtes, appuyé de l'épaule au poteau d'auvent de la première auberge dans la rue principale du village.

Le vieillard courba le cou et sa tête vint cogner contre la poitrine en signe de honte et il passa devant l'homme qui continuait à rire. Deux autres sortirent de la taverne et se joignirent à lui, les mains sur les hanches.  Le second fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit une poignée de monnaie. Il choisit posément celle qui serait la plus petite en marmonnant dans sa barbe qu'il avait lourde des relents de bière. Les autres rirent de le voir ainsi chercher ce qu'il avait de plus petit pour l'envoyer au vieux qui passait, les pieds dans le ruisseau d'immondices au milieu de la rue. Le premier, celui qui avait vu arriver le vieux et appelé les autres fouilla par le devant de son pantalon et sortit sa verge flasque d'une nuit de boisson et de femmes faciles. Il urina sur la rue, face au vieux qui s'était figé, le regard fixé sur la main qui tenait les sous. Il s'approcha lorsque l'autre lui fit signe.  Alors l'homme lança la plus petite pièce de la poignée dans sa main et la lança dans la mare d'urine. Le vieux ne marqua pas une hésitation. Il se pencha et prit la pièce avec ses doigts saignants, puis il ferma la paume et s'inclina devant l'homme en remerciement.  Celui qui avait uriné éructa et lâcha un crachat dans la boue en se détournant. Il dit quelque chose aux autres et ils entrèrent dans la taverne chaude d’où sortaient des rires et les cris de femmes.

 

Une jeune femme avait vu de sa porte. Elle balayait devant chez elle avec des branchages réunis par un lien. Elle était courbée sur son petit outil.  Lorsque le vieux passa devant elle, elle lui dit "Viens voir ici.  Il y a une écuelle sur la table et de la soupe dans le chaudron de la cheminée. Viens voir que les hommes ne sont pas tous comme ça!". 

Disant cela, elle jeta un regard noir sur la taverne d'en face. Un marmonnage sortit de ses lèvres épaisses. Le vieux n'écoutait pas.  Il avançait vers elle, la mine soucieuse de ceux qui savent la méchanceté du monde car ils vivent avec elle. 

 

- Ne crains rien, vieux.  Va!, tous ne sont pas comme ces saligauds là!, cracha-t-elle dans la boue de la rue, poussant les crottes de bêtes qu'elle avait ramassées vers le caniveau.

 

Le vieux tenta un sourire mais sa lèvre fendue sembla lui faire mal. Ce fut un rictus.

 

- Par les Dieux de la Montagne!, qu'as-tu donc fait pour être dans cet état ?

 

Elle l'examina rapidement et haussa les épaules.

 

- Va, je comprends. C'est encore bien que tu ne sois pas mort de froid cette nuit. Par les démons de la montagne, c'est pas des temps à mettre les pélerins dehors.

 

Il hocha la tête, comme s'il comprenait ce qu'elle disait, mais elle savait que ces vieux-là ne pensent plus depuis longtemps. Il bougeait la tête par habitude car il était encore vivant et que les animaux vivants bougent le cou lorsqu'ils ne peuvent plus autre chose. Elle le poussa dans le noir de la porte.  Il leva lentement la jambe pour enjamber la marche de pierre.  Elle lui laissa le temps, comprenant. Sa main rude de paysanne soutenait le vieux sous l'aisselle et elle sentait les os sans viande entre ses doigts. Elle le mena doucettement vers la table.

 

- Té, viens par là. Assieds-toi donc là, sur le tabouret près du feu. Tu vas vite te réchauffer.

 

Elle le laissa s'installer péniblement. 

Il étendit ses jambes vers le maigre feu des pauvres qui rougeoyait sur la pierre plate. Sur le trépied, il y avait le chaudron de soupe qu'ici l'on boit ou mange à toute heure. 

La femme attrapa un torchon pendu à un clou de bois et l'enroulant autour de sa main, elle saisit la poignée du couvercle. Une vapeur odorante jaillit et se répandit autour d'eux.  D'un coup, entre elle et lui, le monde venait de cesser et il eut envie de lui faire le plaisir de la vie. Mais il ne pouvait pas. Ici, et maintenant, ce n'est plus le Maître, c'est l'errant malmené par la tourmente des hommes, comme cet esprit fatigué roulé encore et encore par les vagues des pensées. Elle en était pleine de pensées; il le savait. Il les avait vues tournoyer autour d'elle tandis qu'elle ramassait les crottes devant sa porte. Il savait les moyens de faire cesser cette ronde infernale des hommes. Mais maintenant, il ne pouvait pas. Il ne pouvait que lui permettre de lui donner le plaisir de le servir, car servir est un plaisir, et il le sait, même si elle ne l'a deviné qu'avec son cœur. Alors, c'est avec son cœur qu'il va manger sa soupe et transmettre sa certitude de la vie à son cœur à elle, car lorsqu'elle va lui tendre son écuelle fumante, elle sera dans la disposition d'esprit qui permet de recevoir et de garder le fruit dans sa moelle. Elle ne le sait pas, cela, mais il n'y a pas d'importance qu'elle sache... Le fruit sera là, et travaillera sans elle car la bonté n'a pas besoin des hommes. Elle est sans tache et ne peut pas être souillée car le faux ne peut pas exister là où est le vrai. Elle ne le sait pas et cela ne fait rien. Son cœur et sa moelle le savent. Suffisant. C'est là qu'il déposera la graine qui la tiendra debout lors des moments difficiles. Inutile qu'elle en connaisse l'arrivée. Pas la peine de tout savoir, toujours et toujours.

 

Alors il ouvrit les mains parcheminées, saignantes des ongles et souillées de boue, de terre et d'urine.  Elle amena l'écuelle fumante entre les mains qui s'écartaient et se tendaient vers elle. Elle avait rempli à ras bord et elle dut faire attention à n'en pas renverser tandis qu'elle déposait l'écuelle entre les mains du vieux. Elle eut le sentiment que cette attention-là lui faisait monter le cœur aux lèvres et elle eut envie de pleurer.  Elle ne sut pas ce qui lui arrivait. 

C'était comme un fardeau qui tombait de ses épaules. Les mains du vieux épousèrent parfaitement la forme ronde de l'écuelle et l'amenèrent sous son visage. La vapeur baigna les rides. Elle le regardait faire, debout devant lui et elle eut envie de s'agenouiller devant l'âtre de braises et de lui dire que tout de suite, c'était comme parfois dans son enfance, lorsqu'elle croyait à la vie, et qu'elle était contente.

 

Elle n'avait pas perçu la lumière dorée qui était entre les mains du vieux lorsqu'il les tendit vers elle qui amenait l'écuelle fumante remplie à ras bord.  Elle n'a pas vu qu'il lui remettait entre les mains cette boule dorée lorsque l'écuelle quitta ses mains pour se poser dans les paumes ouvertes du vieillard. Elle avait juste senti un picotement, puis une chaleur qu'elle prit pour celle de la soupe qui l'avait presque brûlée. Aussi ne perçut-elle pas non plus que le vieux ne soufflait pas sur la soupe, pour chasser la vapeur de son visage. Il soufflait sur la boule dorée qu'elle avait entre les mains, et en fermant les paupières sur ses yeux qu'il voulait aujourd'hui globuleux, il fit passer la matière dorée à travers la peau. Il l'obligea à passer la chair et elle entra dans les os de la main. 

Ensuite, il souffla longuement et lentement sur la vapeur de la soupe en ne quittant pas les mains de la femme du regard mi-clos, et il poussa le fluide doré dans les os vers les poignets; le fit monter jusqu'au coude et là, il le fit tournoyer autour des os. Lorsqu'il les sentit se dilater, il comprima la matière dorée sur eux, et dans un dernier mouvement de souffle, il fit entrer l'Énergie dans la moelle de l'os. Là, elle sera maintenant gardée et fera son chemin le long des bras pour gagner la tête. Il fait confiance à cette femme pour trouver elle-même le chemin afin de ramener cette force à son ventre.

Cette femme est fille de la terre; elle trouvera le chemin de son nombril.  Ses pieds larges le lui diront le long de ses jambes fortes. Il lui fait confiance. Elle ne perdra pas ce qu'il vient de lui donner. Elle a le regard qui voit.

 

- Vous venez de loin ?, demande-t-elle, les genoux contre la pierre chaude du foyer.

 

Elle n'avait pas trouvé autre chose à dire. L'arête de la pierre marquait la peau sous la lourde jupe de grosse toile rembourrée.  Elle appuya le corps encore plus car elle voulait se sentir.  Elle se trouvait bête tout à coup, avec les mots qui quittaient sa tête. 

"Vous venez de loin!". 

Pardi, qu'il n'est pas d'ici!. Elle y est née. Elle en connaît tous les gens comme les bêtes et aussi les arbres, ceux qui donnent des fruits acides dans la bouche, la langue bleue des enfants et ceux des fêtes de l'été, juteux et rayonnant la grâce de vivre.

La chaleur était dans ses bras et venait dans la tête, et établissait comme un doux matelas derrière la nuque. Les épaules ne portaient plus le poids de l'inquiétude. Elle ne pouvait que dire "vous venez de loin ?", à ce vieux qu'il lui semblait maintenant connaître depuis très longtemps.

 

Alors elle le regarda mieux, par dessous ses cils, juste en tournant petitement la tête vers son épaule. Pour se donner une contenance, elle tisonna les braises..

Le vieux buvait sa soupe à grandes gorgées, l'écuelle appuyée sur sa lèvre, les dents entrouvertes.

La lèvre avait saigné et présentait une vilaine ecchymose sale de terre. La jeune femme se leva et alla fouiller dans le buffet de bois qui faisait l'angle de la pièce, entre la cheminée et la porte de la chambre, à l'opposé de la rue. Derrière les tasses de réception il y avait des médicaments qui venaient de la ville. Elle avait déjà employé la fiole dont le liquide comme de l'eau faisait de la mousse sur les plaies. C'était dans du verre bleuté. Il fallait l'appliquer avec un linge propre et elle chercha un mouchoir assez doux dans les piles du bas du buffet, derrière la miche de pain.

 

Le bruit de la pièce sombre était celui des braises et de la soupe dans le chaudron. C'était aussi celui du vieux qui aspirait sa soupe. Il la gardait un moment dans la bouche, puis la faisait tourner entre ses dents, et l'avalait en trois gorgées bruyantes. Elle avait déjà vu un jour quelqu'un manger ainsi. Elle ne se souvenait plus de l'endroit. C'était quand elle était petite.

 

Dehors, le bruit ne se faisait pas encore. Trop tôt. Les fêtards de la taverne ne sont pas encore bien réveillés, et pour les paysans, ce n’est pas l'époque des travaux du matin. La terre est gelée pour des semaines encore et il n'y a que du bois à faire en forêt.

Elle sent cet espace de silence dans les quatre pas qui la séparent du vieux sur sa chaise.  Elle le constate et se demande ce qui se passe en elle. Elle ne se reconnaît plus. L'angoisse du jour n'est plus là; elle avait appris à vivre avec, comme une compagne depuis que les soldats ont emmené son frère et l'on tué à la ville. Ils étaient pourtant bien ensemble, à se tenir chaud le soir devant l'âtre. Elle mettait toujours un morceau de lard dans la soupe car il en aimait le goût lorsqu'il rentrait à la nuit tombée. La terre des champs et les épines de la forêt étaient sur ses chausses crottées. Il les enlevait toujours près de la porte, appuyé de l'épaule à la pierre d'angle, et les glissait derrière la penderie. Il y a des femmes au village qui disent que leur homme ne quitte jamais ses bottes en entrant. Il en met partout! Elle a demandé pourquoi ils faisaient ainsi. Elles ont dit "tu verras plus tard!".

 

Lui, son frère aîné, c'était son frère et son père en même temps. Peut-être même sa mère!  Lui, il disait que c'était elle la mère, la petite femme du foyer et que celui qui l'aura plus tard sera bien heureux. Elle, elle disait qu'il n'y aurait pas de plus tard. C'était comme ça qu'elle voulait continuer à vivre et elle était bien.

Puis les soldats sont venus. L'officier a dit qu'il faisait de la "Résistance". Ils sont partis avec lui. Il ne s'est pas défendu. Il les a regardés sans rien dire, le regard droit. C'est le même regard qu'il a tourné vers elle avant de passer la porte. À elle, il a dit: "Ne te fais pas de soucis, tout est bien". Il a hésité un moment. Il voulait dire autre chose. L'officier l'a bousculé dans la rue. Le lendemain elle est partie à la nuit pour lui amener un gros bout de lard froid, avec une belle couenne, comme il les aimait. Elle l'avait choisi dans la réserve du charnier, puis avait commencé la soupe avec beaucoup de légumes. Elle avait cuit une partie de la nuit, une bonne braise sous le chaudron. Au matin, la potée était prête. Dans la gamelle de fer, celle qui est avec un couvercle que le père avait acheté à un soldat étranger il y a longtemps, elle réussit à mettre cinq louches pleines. À la prison, ils ont sûrement de quoi réchauffer les provisions que les familles amènent. Le lard, elle le plaça entre deux grosses tranches de pain frais qu'elle avait cuit cette nuit-là.

Lorsque le jour s'est levé sur la ville, elle en était encore loin et elle serrait les dents sur la douleur de ses pieds. Il lui avait dit qu'il lui ferait d'autres bottes au printemps, car elle grandissait encore! Elle, elle le regardait fièrement du haut de ses quinze ans. Il souriait doucement, en étirant les lèvres vers les joues, comme ce vieux-là est en train de le faire en fixant l'âtre et les braises rougeoyantes.

 

Pourquoi tout cela lui revenait ainsi en ces quatre pas ?

 

- Laissez-moi voir cela!

 

Elle s'agenouilla devant le vieux et les larmes lui vinrent. Elle ne les retint pas. Il ne fit rien, les mains à plat sur ses cuisses. Il avait posé l'écuelle vide sur le coin de la pierre chaude de l'âtre. Elle croit qu'il a dit "merci". C'était lorsqu'elle faisait ces quatre pas là!.

 

- Pardon, souffla-t-elle.

 

Il ne dit rien. Il leva sa main droite au-dessus de sa tête. Il voyait le mouvement de la mort contre les cheveux tirés en chignon. Dans un souffle il la coupa du tranchant de la main et lui ordonna de laisser cette jeune femme tranquille. Ce fut comme si elle ne tenait plus droite toute seule et elle tomba brutalement sur la cuisse du vieillard. Elle pleura sans retenue, à gros sanglots. Il ne dit rien. Il posa sa main sur son cou et lui lava la mémoire.  Elle sentit du chaud sur sa nuque qui allait ensuite dans le haut de sa tête.  Cette chaleur-là descendait entre les deux yeux et elle la sentit dans la bouche, avec sa langue qui bougeait contre le palais. Elle ne sut rien de cela, pourtant. Son cœur se dilatait et elle ne le savait pas. C'était bien ainsi.  Elle ne devait pas encore savoir qu'il existe un autre monde derrière celui-là. Plus tard, peut-être. Ici, et maintenant, c'était sa mémoire qui remonterait et sa douleur car la mémoire n'est rien d'autre que l'engrangement du passé; mais cela elle ne devait pas encore le savoir. Plus tard, peut-être. Peut-être.

La poitrine de la jeune femme tressautait contre son genou. Le mouvement se faisait plus lent. C'était bien.  Elle oubliait ce matin-là où elle se pressait vers la ville, les pieds en sang dans ses bottes trop petites en se faisant du souci car il devait avoir faim. Ils ne doivent sûrement pas leur donner à manger dans les prisons, du moins pas assez. Lui, c'est un bon mangeur.  Faut voir le soir comment il avale sa soupe et le lard avec une énorme tranche de pain!

 

Pourtant, il lui a dit en partant: "ne te fais pas de souci". Alors pourquoi cette boule dans la gorge qui la fait buter parfois contre les pierres ? Il ne lui a jamais menti. Elle le sait.  Sa mère, elle, si, lorsque le père est mort à la guerre. Elle lui a dit qu'il était en voyage pour affaire. Lui, jamais!  Il lui a toujours tout dit.

 

Les ongles saignants du vieux suivent les zones du cou vers la nuque, puis glissent sous les lourds cheveux. Il met en branle les circuits fins de la survie divine, puis il les charge de lumière qu'il fait passer par le milieu de sa paume. Il est bon qu’elle ne sache rien. Plus tard, peut-être, elle saura le Monde derrière celui-là, celui-là qui n'est que le mouvement de l'autre selon les possibilités de perception des hommes. Il est bien que sa mémoire se vide.  Ce sera le cadeau de la soupe. Il y a aussi celui qui dort sous la pierre plate. Celui-là, connaît le Monde derrière le monde des Hommes. Celui-là connaît ce mystère-là. Mais il ne sait pas celui des Hommes et il en meurt. Que les Choses sont compliquées!

La mémoire se lave tel un linge sale. Il reste le linge. La crasse et la douleur sont parties.  Le passé a alors perdu son action de réactualisation. Il faut que cette fille-là quitte la mémoire de son frère. C'est un empêchement à sa vie.

 

Le soleil de l’hiver était presque à la verticale lorsqu'elle arriva à la ville. Elle fut suffoquée dans le monde. Une fois, elle était venue. Son frère la serrait fort par la main. Ce jour-là elle ne vit que les échoppes pleines de choses avec des couleurs.  Surtout des choses à manger.

Maintenant, elle faillit reculer devant les gens qui grossissaient les rues. Elle ne reconnut rien. À un soldat, elle demanda où se trouvait la prison. Il la regarda un moment sans rien dire, observant ce petit bout d'enfant, le fichu sur la tête, la gamelle de fer pendant au bout du bras droit, la main gauche serrée sur la toile d'un sac de jute. Sans un mot il leva le bras et lui indiqua la direction. Ce fut facile. Presque tout droit. Elle ne dut demander que deux fois encore. 

 

La prison n'était que des murs énormes pour elle. Elle n'en avait jamais vu de tel et son ventre se serra. Elle sentit la présence d'une bête méchante dans ces pierres. Elle claqua les dents trente six fois, comme son frère le lui avait appris. Cela chassait les mauvais esprits.  Elle avança vers la porte, mais n'osa pas traverser la rue de face. 

Elle prit par l'angle, près des épiceries puis longea le pied de cette falaise. Elle ne voulait pas regarder en haut. Elle en sentait le vertige et son frère ne lui a rien appris pour cela et elle le sut d'instinct. Alors elle marcha en baissant la tête et elle eut le sentiment que ses pieds faisaient du bruit sur les pavés. Ici, ils avaient des pavés dans les rues. 

Ici, ils n'étaient pas comme les autres, comme eux dans les montagnes. C'était une autre odeur et un autre son. Ce son-là la tenait à la gorge dès qu'elle vit la ville de la dernière colline. C'est dans son ventre que maintenant la boule a glissé insidieusement et il lui semble qu'elle lui mord ce qu'elle a dedans. Ce son-là n'est pas son ami et elle a peur.  C'est une peur qu'elle ne connaît pas. Son frère ne lui a pas appris celle-là.

 

- Voulez-vous encore de la soupe ?, demande-t-elle au vieillard qui semble endormi. 

 

Il est droit sur sa chaise, la tête sur le cou et le menton un peu rentré. Il est comme une statue qui dort. Il ne répond pas et elle tend la main vers son cœur. Elle est timide et n'ose pas toucher le gros drap à cet endroit. Il lui semble que c'est la vie des pierres de la prison qui se trouvent là. C'est cette certitude qui est en elle, car elle voit les marques des pierres sur le drap, avec ses gros joints noirs, comme si on avait mis du charbon dans la terre.  Elle est certaine de cela car les murs de la prison glissent devant ses yeux et sous les paupières, elle ose de nouveau avancer vers cette lourde porte de bois, avec des clous de fer partout.  Elle ne savait plus que ses paquets déchiraient les tendons de ses bras. Elle ne savait plus que la corde du sac coupait son épaule. Il y avait cette porte ouverte sur une cour et des hommes tout autour. Il y avait des chevaux dans la cour et des bruits de fer. Il y avait beaucoup de bruits, et des odeurs aussi, des odeurs acides qu'elle ne reconnaissait pas. Il lui a fallu parler très fort au premier qui était devant elle pour qu'il entende. Elle a du crier.  C'est ce qu'elle croit puisque sa gorge lui faisait mal. Pourquoi n'a-t-il pas voulu écouter ?  Elle ne sait plus rien, même maintenant.  Pourtant, elle l’a revue cette scène, des milliers de fois dans son lit, la nuit, surtout au milieu de la nuit lorsqu'elle se réveillait en criant. Elle la voyait dans la forêt, lorsqu'elle se courbait pour faire les fagots. Le souffle  restait coupé.  Au début, elle avait pensé qu'elle allait mourir. Puis elle a su que l'on ne mourait pas comme ça. Alors, il restait la douleur et le souffle qui partait parfois. Encore maintenant.

 

Sa main toucha l'étoffe. C'était rugueux et elle aplatit sa paume dessus. Doucement, elle la caressa. Elle était là-bas et ici, elle ne savait plus très bien. Il y avait de la chaleur qui sortait du corps et elle étira ses doigts sur l'étoffe et elle caressa la chaleur avec sa paume.  Elle ne savait plus que dire. La chaleur lui piquait maintenant la paume et elle crut que sa nuque grossissait. Ce devait être une imagination! Mais pourquoi n'arrivait-elle plus à revivre ce qui s'était passé là-bas, il y a cinq ans maintenant ? C'est comme si son front coulent des larmes qui ne viennent pas et que ces larmes-là entraînent son cœur dans la rivière. Il y a longtemps qu'elle n'est pas allée jouer dans la rivière. Cinq ans. Elle en revenait avec la même langueur du corps que celle qui s'étendait sur elle maintenant. 

Elle fit un effort de mémoire mais rien ne vint. Elle plissa le front, replaçant tous les acteurs de la scène qu'elle connaissait encore mieux que sa propre maison. Mais rien n'y fit! Elle perdait les sons et les odeurs. Elle perdait tout et son poids se ferma sur la toile rêche et elle cogna contre le cœur dessous.

 

Alors, le vieillard leva les paupières et la regarda au milieu du front:

 

- C'est bien qu'il en fut ainsi, dit-il.

 

Elle serra le poing et ses ongles lui entrèrent dans la paume.

 

- C'est bien qu'il fut tué!

 

Elle portait ses yeux contre les siens. Elle voulait arracher ce qu'il y avait derrière, tout à coup. Elle ne voulait plus de cet homme chez elle!

 

Elle se souvenait. Elle se souvenait. C'était l'officier qui avait voulu l'interroger dans la salle sombre de la caserne, au milieu de tous ces hommes, ces hommes qui sentaient mauvais, avec des armes et du cuir partout par terre, contre les murs. Les hommes sommeillaient adossés aux murs, à côté de leurs armes, leur tête contre leurs épaules. Ils ronflaient et leurs chaussures à côté d'eux dégageaient des odeurs qui lui faisaient peur, car tout ici faisait la violence dans l'air et la peur était dans  son ventre.

Il la tirait par la main, brutalement, vers le fond, là où il lui sembla que ce fut le plus obscur, avec une table de bois branlante et des papiers dessus. Une chaise était là et il s'assit en la maintenant d'une main ferme à côté de lui. Ils avaient pris ses deux sacs près de l'entrée, en riant. Ils les avaient ouverts et ils s'étaient esclaffés devant le gros morceau de lard entre les tranches de pain. Elle avait crié en se débattant. La gamelle avait roulé sur les pavés et elle avait eu peur qu'elle s'ouvre et se vide de la soupe. Tout à coup, ce bruit de fer blanc contre la pierre lui sauta au cœur et elle cessa de se débattre entre les mains des hommes qui lui touchaient la poitrine et le ventre. Elle n'entendait plus les gros rires. Il lui semblait du silence entre ces bruits et c'est dans ce silence-là qu'elle lança qu'il ne fallait pas toucher à ça car c'était pour son frère et forte de la force de son frère, elle le nomma, car dire le nom est demander le respect. C'est alors que l'officier s'est avancé. 

Il regardait de la grande salle à côté de la porterie, goguenard devant la scène. Il a froncé les sourcils et elle le vit. Elle pensa qu'il connaissait son frère et qu'il allait la mener à lui.  Elle voulait échapper aux mains qui passaient sous son corsage, à ces haleines sur ses joues. Alors elle lança le nom de son village et dans les rires elle cria à l'officier ce qui s'était passé chez eux, hier en après midi. Elle lui dit qu'elle venait pour son frère.

C'est alors qu'il s'est avancé. Il avait le regard dur et elle ne sut pas pourquoi mais elle avait peur. Il a dit des mots brefs qu'elle ne comprit pas car il parlait une autre langue que celle de la montagne. Les soldats ont reculé. L'officier a dit: "Viens!".  Il a tendu la main.  Elle a tendu le bras et il la prit durement. Alors elle sut qu'elle s'était trompée.

 

Et ce vieux-là qui lui disait que c'était bien ainsi!  Par tous les Kamis, pourquoi l'a-t-elle fait entrer dans la maison ? Elle n'en sait plus rien. Elle veut qu'il parte!.

Elle se redresse et sa tête se heurte au manteau de la cheminée. Le cri passe ses lèvres et elle sent que ce cri-là est autre chose que la douleur des os. Elle veut qu'il parte!

Elle ne se souvient plus tout à coup de ce que cet officier lui a dit.  Elle ne se souvient plus!  Elle veut que ce vieux parte! C'est lui qui lui prend sa mémoire, elle le sait!  Il l'a fait parler pour lui voler sa mémoire!

Pourquoi a-t-elle parlé ? C'est un démon, ce vieux-là, un de ceux qui se cachent la nuit dans la forêt. Elle en est certaine maintenant. Comment a-t-elle été si bête ? Elle recule dans la pièce. Elle se souvient qu'elle a fermé la porte sur la rue, avec l'huis de fer. Elle voulait ne plus voir et entendre ceux de la rue, ceux d'en face qui riaient comme les soldats en la regardant tous les jours. Il avait dit qu'il avait été abattu en tentant de s'enfuir de la forteresse. Elle n'avait pas compris. Cet homme lui faisait mal à l'épaule. Elle n'avait pas compris les mots. Elle trouvait injuste que le lard soit aux hommes de dehors, et la soupe aussi. Elle voulait le dire à cet officier qui la serrait durement. Non, c'est à ce vieux qu'elle allait le dire, que ce n’était pas juste. C'est pour son frère qu'elle avait préparé cette viande et la soupe. C'est pour lui qu'elle a cuit le pain cette nuit. Non, ce n’est pas au vieux, c'est à l'officier qu'elle voulait le dire. Elle ne sait plus. Elle ne sait plus rien. Sa mémoire part et elle devient folle. 

La porte dans son dos entre les fers du bois dans sa chair et elle a mal de ce contact et elle pense qu'elle va glisser contre elle, à genoux et le sang dans la bouche, comme elle croit que c'était à la prison. Elle ne sait plus bien. Ce vieux-là lui vole sa mémoire.

 

- Allez-vous en, dit-elle... Allez-vous en, réussit-elle à souffler entre ses dents entrouvertes sur les lèvres qui pleuraient. C'étaient ses lèvres qui donnaient les larmes puisque les yeux étaient secs. Elle le savait bien qu’ils étaient secs! Elle sait bien qu'ils ne pleurent plus depuis cinq ans! Elle le sait cela. Il ne peut pas lui enlever tout, ce vieux. Cette mémoire-là n'est pas à lui car elle n'en a jamais parlé à personne. Pourquoi elle lui a parlé, à ce vieux-là? Il lui vole son frère! Il lui vole son frère. Elle ne se souvient plus. C'est le démon des bois. Son frère lui disait bien: méfie-toi de ceux qui sortent de la forêt au petit matin.  Ce ne sont pas des gens comme toi et moi; méfie-toi". 

Elle ne s'est pas méfiée. Elle lui a dit de venir manger la soupe qu'elle avait préparée pour son frère. Non, ce sont les soldats qui ont mangé la soupe.  Elle ne sait plus que ce vieux lui vole sa mémoire. Elle a fait entrer le démon dans la maison!

 

Elle ne sait pas ce qui s'est passé. Le voile devant les yeux se déchire doucement et il lui semble que de la chaleur entre dans son front, derrière les os durs du crâne, entre les yeux, un peu plus haut que les sourcils. Elle sent un picotement, comme celui d'une grosse aiguille.  C'est aussi comme lorsqu'elle appuie son front sur l'arête de la grosse pierre de la rivière, près de la cascade.  C'est la même incision qui traverse ses os et qui rend insensible la peau. À l'eau, elle demande la permission d'apprendre de nouveau à pleurer. Elle sent bien que ce n’est pas normal, cela; qu'il lui faut sortir du cœur cette boule qui durcit du matin au soir. Parfois elle ne sait plus qu'elle est là. C'est lorsque sa respiration ne se fait plus qu'elle sait que la mort dort dans son cœur. Alors elle court à la rivière et met longuement sa tête sous la cascade glacée. C'est sa nuque qu'elle donne au froid qui la gagne petit à petit et c'est comme si elle faisait un pacte avec la mort. Celle-là la laisse encore tranquille, un peu, car elle accepte sa soumission. Elle sait depuis maintenant des années que ce froid-là est celui de la mort douce des glaciers de la montagne. Son frère lui en avait parlé. Il avait dit :"méfie-toi du froid de la montagne qui apaise ta douleur; c'est la mort qui entre en toi. Celle-là est la mort douce, celle qui fait les lèvres tendues et souriantes. Méfie-toi de cette douceur-là, c'est pire que la mort violente car tu ne sais pas que c'est la mort". Alors, elle, idiote, lui a demandé pourquoi cette mort-là est pire que celle qui fait mal au corps. Il ne lui mentait jamais; pas comme sa mère. Elle le savait et c'est ce savoir-là qui lui permettait de poser toutes ces questions. Elle le savait et elle s'amusait à les préparer pendant la journée, tandis qu'il était au bois.  C'était déjà le plaisir de l'entendre parler, le soir. Il avait les pieds contre la pierre de la cheminée car il aimait avoir les pieds chauds. Aussi, il plaçait sa chaise le dos à la porte.  Elle, c'est les fesses et le dos qu'elle aimait chauds. Elle s'asseyait sur le bord de la pierre chaude, devant lui, un peu à gauche pour qu'il voit bien les flammes car il aimait suivre les braises jusqu'à leur sommeil. Lorsqu'un peu de rouge ne vivait plus que dans l'âtre, il disait alors qu'il était temps d'aller dormir.

 

Il lui a répondu: "Car à cette mort-là, on ne peut pas se préparer".  Il ne la regardait pas, comme il le faisait d'habitude. Il fixait les braises, le front soucieux. Elle sut que c'était important.

 

Mais pourquoi cela dans sa tête, avec cette douleur entre les sourcils, cette pression dans son crâne ?  Pourquoi ce souvenir-là ?  C'est de la chaleur qui entre cette fois, pas du froid et pas l'arête dure de la pierre contre laquelle elle appuie sa tête glacée lorsqu'elle n'en peut plus de la laisser ainsi avec sa nuque offerte aux forces de l'eau.

C'est cette chaleur qui ne lui fait pas lever les paupières qui appuient lourdement sur les globes de ses yeux douloureux à force de ne savoir plus pleurer. Cette chaleur-là est une douceur qui lui entre derrière les os du front et qui lui semble écarter comme un voile entre ses deux yeux. Elle n'avait jamais perçu un voile gris à cet endroit; pas jusqu'à maintenant.

Elle entendit une voix grave et lente contre ses oreilles. C'était chaud sur l'ourlet du pavillon comme si on venait de mettre des lèvres dessus et que l'on soufflait. Son frère lui faisait cela, souvent le dimanche matin, pour la réveiller. Elle avait entendu le coq crier depuis longtemps et ses yeux s'étaient instantanément ouverts, comme à l'habitude de tous les matins car l'habitude est la force de l'homme et cela elle le savait depuis longtemps.  C'est son frère qui le lui avait dit. Un jour il avait murmurait que l'habitude est la grandeur et la déchéance de l'homme. Elle n'avait pas compris. Il avait ri en la prenant dans ses bras et l'avait fait tourner autour de lui car on était en été et la fête de la moisson faisait rougir les peaux qui sentaient fort la sueur. Il l'a lancée dans une meule de foin et le grand rire accompagna sa chute. Elle ne sentait pas les piqûres des épis d'orge sur sa peau découverte jusqu'aux épaules, riche de ce rire qu'elle aimait tant et qui n'était plus souvent là depuis la mort du père et de la mère. Elle sortit de la meule, tête la première, à quatre pattes.  On a ri pas très loin car les autres regardaient la scène de la haie où ils étaient en train de se reposer du travail, une grande tranche de pain à la main et la viande dessus, la lame effilée du couteau tranchant de larges coupes entre leurs doigts rougis par les liasses de la courte céréale. Elle entendit et son sourire élargit ses lèvres sur ses joues lorsqu'elle fonça vers son frère comme un boulet, la tête allant percuter son ventre. 

Elle savait qu'il allait rester là, à attendre sa tête qui allait venir le percuter. Il la retiendra par les épaules et il mettra de l'air dans son ventre. Elle sait cela et elle s'élança dans un grand cri. Il la reçut ainsi mais elle sentit que ce n'était pas comme d'habitude. Elle l'avait deviné dés l'instant où elle s'enfonçait dans la meule piquante. Elle le savait et une boule était née dans son ventre et elle ne savait pas pourquoi. Mais elle était là et le rire qu'elle lança en se jetant sur lui était un faux rire, un de ceux qui lui naît instantanément du ventre et qui passe sa gorge en râpant lorsqu'elle sait que la vérité de l'instant est ailleurs. Cela, elle le sait depuis la mort de la mère. Non, avant. C'était lorsque sa mère a murmuré un soir, en touillant la soupe dans la marmite brûlante que son père ne reviendra pas, qu'elle ne devait plus rester assise des heures durant sur la pierre plate devant la porte, celle qui servait de marche. Sa mère ne la regardait pas. La vapeur de soupe enfouissait son visage comme dans un voile. Elle lui répéta qu'il ne fallait pas prendre froid en restant presque à la nuit dans la froidure de la rue, assise sur cette pierre. Elle sut alors, aux enveloppes de vapeur qui noyaient le visage de sa mère, un visage qu'elle ne voyait plus très bien, sans trop savoir si c'était à cause de la buée autour de la tête ou du voile qui lui semblait venir dans ses yeux et lui piquer les paupières, ce que l'autre allait lui dire et elle ne voulut pas l'entendre. Alors elle serra fort les paupières sur ses joues et elle mit ses mains contre ses oreilles. Sa mère ne la toucha pas, ne lui ouvrit pas les yeux, ne repoussa pas les mains fermant les oreilles. Alors, pourquoi entendit-elle que son père ne reviendrait plus car il s'en était parti dans un autre monde et la guerre l'avait gardé.

 

Elle sait qu'elle avait gardé ses mains contre elle très longtemps et que ses yeux n'ont pas vu la flamme du feu. Elle entendit que son frère revenait et qu'il posa une question brève à sa mère. Puis il gronda d'une voix basse. Elle entendit qu'il rouspétait la mère d'avoir tant tardé. Elle le devina au son de sa voix. Elle fut contente qu'il ne vienne pas la toucher et qu'il la laissa là, comme un chiffon qui ne savait plus comment respirer. C'est lui qui la glissa dans son lit le soir et elle ne se souvient plus si elle avait encore ouvert les yeux.  Elle ne savait plus combien de jour elle était restée au lit avec la fièvre.

 

Lorsque sa tête percuta le ventre souple de son frère elle savait déjà et avait fermé les yeux car elle ne voulait pas qu'il y voit les larmes qui commençaient à s'échapper. Il ne devait pas voir l'eau couler sur ses joues. Alors elle fonça vers lui de toutes ses forces car elle n'avait plus qu'elles pour lui dire qu'elle savait. Elle sut qu'il avait compris car il la saisit par les épaules d'une autre manière que d'habitude, avec un bras qui passa contre sa poitrine et qui la retourna.  Il ne la passa pas par dessus son épaule pour la faire rouler sur son dos, comme le jeu était d'habitude. Il la coinça entre son épaule et sa joue et il posa sa bouche sur son oreille et il commença à souffler longuement. L'air chaud entra dans le conduit et c'est comme si son oreille ne lui appartenait plus et qu'elle la partageait avec lui, avec ses lèvres et son souffle. Il émit un son grave, un peu lorsque l'on fait rouler les mots dans la gorge et ce son-là entra dans sa tête et elle oublia que des larmes s'entassaient derrières ses paupières soudées. Ce fut comme si son cœur s'élargissait et cessait d'être cette petite boule dure qui lui faisait si souvent mal dans la poitrine. Il ne lui dit rien sur l'habitude car elle savait déjà et plus tard c'était bien assez tôt de le dire avec des mots, cette habitude de l'homme de trancher les chairs déjà saignantes comme si ces plaies-là ne lui suffisaient pas. Alors il souffla longuement dans son oreille et le son sourd roula dans son cœur.

 

C'était la même chaleur contre elle et le même son qui ouvrait sa poitrine. Non, pas le même. Celui-là avait une profondeur qui allait dans son ventre et elle le sentit aller dans son sexe de femme qui refuse d'être une femme pour l'homme. Le son lui chauffait dans le ventre et s'épanouit entre ses cuisses. Elle ne voulait pas ouvrir les yeux car elle avait la chair qui s'étalait sur la couverture de son lit. Elle savait qu'elle était là, dessus, sur le dos et les bras allongés. Elle sentait ses jambes légèrement écartées. Elle chercha à savoir comment elle s'était couchée et ne se souvint pas. Le son roulait dans son ventre et la chaleur progressait dans ses jambes. Elle la sentait maintenant aux genoux, par derrière, là où souvent elle avait mal et elle ne savait pas pourquoi car le médecin du village lui avait dit qu'elle n'avait rien là et qu'elle rêvait..

 

Elle rêvait, c'est sûr! Son frère ne peut pas être là puisque elle a retiré un à un les bouts d'acier qui étaient dans son corps et que les hommes appellent des balles de fusils. Elle rêve. Par tous les Kamis!, pourquoi ces souvenirs viennent encore. Elle se donne pourtant tant de mal pour les oublier, ne se laissant pas une once de liberté dans le jour et la nuit pour que son esprit ne court plus le passé et la laisse enfin tranquille, que son cœur ne soit pas au bord des lèvres avec le flot des larmes qui monte dans la gorge lorsqu'elle balaie le matin dans la maison. Ce n’est pas juste! Pourquoi tant de douleur qui ne la quitte pas.  Pourquoi le passé dans son ventre, encore et encore avec les jambes lourdes qui n'arrivent plus à courir la montagne. Ce n’est pas juste!

 

- Ne t'endors pas dans tes rêves, petite femme des Hommes, dit la voix dans son oreille avec le souffle chaud qui glisse maintenant sur la joue.

 

Puis, c'est un petit rire aigrelet qui sillonne sa peau qui frémit. Elle fronce les sourcils, elle en a conscience avec les yeux bloqués sur ses joues. Que vient faire cette voix dans son rêve! Méfiance!... son frère lui a bien dit de se méfier des voix qui parlent toutes seules dans la montagne sans personne pour les dire dans le vent. Il disait que c'était le vent qui parlait aux arbres et aux rochers et que si l'homme les entend, il faut fermer les oreilles car ce n'est pas pour lui. Il ne doit pas entrer dans les discussions des Kamis et il doit disparaître sans chercher à les voir et comprendre car de cette compréhension-là il peut en sortir la folie des hommes qui ne savent plus rester en place.  Il disait que ceux-là ne savent plus où poser leurs pieds sur la terre car la Terre ne les porte plus. Elle avait demandé pourquoi la Terre ne voulait plus les porter.  Il avait alors dit que ce n'est pas la terre qui ne veut plus d'eux, mais que c'était l'inverse. Elle avait froncé les sourcils comme elle le fait maintenant et il a ri, puis il l'a poussé dans le dos pour descendre la colline vers le village.  C'est dans son dos qu'il a dit: "Ne va pas trop près du Ciel, il pourrait te retenir".  Pourquoi la voix grave et le souffle chaud contre son oreille rient comme celui qu'elle a entendu dans la montagne, un peu aigrelet avec un vent dans la gorge qui donne une ondulation de la peau, comme lorsque le vent frais du matin touche la peau encore chaude de la nuit.

 

- Ne prends pas le rêve de l'habitude, glisse la voix sur l'ourlet de l'oreille et elle a la sensation que ce son-là tourne en spirale puis s'enfonce en elle dans la tête et va piquer sa peau entre les deux sourcils.

 

Elle hausse les épaules. Du moins elle le croit, comme le lui a dit son frère: ne pas se soucier des voix que l'on ne connaît pas. Elles partiront d'elles-mêmes si on ne leur prête pas attention. Pourtant elle sent bien qu'elle n'a pas bougé. Comment pourrait-elle avec le picotement entre les yeux qui gagne son nez ?  Il lui semble que le goût de sa salive vient de changer tandis que sa langue tressaute contre son palais. Elle tente de la bloquer derrière les dents du haut, la pointe contre les dents et la langue à plat sur le palais, comme le lui a appris son frère car il lui disait que c'était la manière qu'il avait apprise dans un monastère.

La voix se fait insistante contre sa peau avec la chaleur des mots qui lui brûle entre les seins. Il lui semble qu'elle connaît déjà mais elle ne peut pas se souvenir. La voix lui dit d'ouvrir les yeux et de regarder le jour autour d'elle, qu'elle ne doit pas rester dans les ténèbres de l'habitude de la mort car cette habitude-là est la préparation à la mort et on ne s'en rend pas compte.

 

La voix lui dit aussi autre chose mais il ne lui parait pas qu'elle entende les mots. Seule la vibration résonne dans sa tête et il lui semble qu'elle l'avale dans la gorge et que cela lui pousse les poumons contre le cœur et elle en est étonnée car elle ne les croyait pas si proche, l'un contre l'autre, comme ça, à se serrer. 

Il lui faut ouvrir les yeux, elle le sait car la voix le lui dit. Elle le sait au-delà de cette voix.  Elle le sait par la vibration qu'elle reconnaît dans son corps et qui pousse contre sa peau, la remplissant toute de la masse noire qui monte du plus loin d'elle. Elle la reconnaît cette douleur. C'est celle qui était dans la caserne et qui l'a terrassée sur le dallage, en hurlant tandis que son corps se tordait comme celui d'un serpent.

C'est ce qui effara l'officier qui la maintenait un instant avant qu'elle ne tombe. Sa main rude autour de son bras, serrant dans la chair, n'a pas pu résister à cette torsion hurlante du corps qui a chu sur le dallage.

 

La voix contre son oreille lui dit de revenir parmi les vivants, qu'il ne faut pas suivre l'habitude de la mort car on devient alors la mort. Pourquoi disait-il cela ?; elle le savait bien depuis ce jour-là que c'était l'horreur de l'homme qu'elle avait vu. Elle avait hurlé sur le carrelage. Les hommes étaient venus autour d'elle et sa peau se heurta au cuir rêche de leurs bottes. Elle voyait bien qu'ils la regardaient se tordre de douleur. Elle voyait aussi cette masse noire qui était sortie de l'officier qui hurlait ses ordres. On l'empoignait par les bras et les cheveux. Elle les voyait, elle les sentait, mais ce qui était contre sa peau et la remplissait toute, c'était cette masse sombre qui était contre elle et elle hurlait car cette masse sortait maintenant d'elle.

Comment ce vieux-là savait! Jamais elle n'avait dit ce qu'elle avait vu alors sortir de l'homme et la recouvrir toute. Elle avait cru mourir là, de cette horreur. Par la suite, ce fut sa douleur à vivre car elle ne savait plus si cela valait la peine.

Comment le vieux savait! C'était lui contre son oreille. Elle le savait depuis le tout premier commencement, bien avant que ses yeux ouvrent de nouveau derrière ses paupières baissées.

 

- Ne laisse pas la haine noire de l'homme environner ton esprit... Souffle dessus, lentement... très lentement... La vie est la lenteur de respirer pas à pas, ma fille. Ne l'oublies jamais et chasses cette douleur noire. Tu n'es pas faite pour elle. Tu n'es pas faite pour la déraciner. Laisse ce travail à ceux qui sont nés pour çà... Laisse la haine des hommes là où elle dort et ne la réveille pas dans ton propre cœur, car toi aussi tu as été ainsi, aussi, et c'est cela qui te l'a fait reconnaître.

 

La voix qui parlait tordait le nœud qui demeurait dans son ventre toutes les nuits, la tenant éveillée. Elle disait la vérité et elle le savait depuis le tout premier commencement, bien avant que ce vieux entre chez elle. Elle le savait tandis qu'elle se roulait sur le sol, se heurtant contre les bottes des soldats. Elle avait reconnu cette force noire de l'homme et elle n'avait plus envie de vivre. Elle se roulait au sol car son corps ne lui obéissait plus. Il se tordait ainsi et il hurlait car il se souvenait. Elle le savait et elle vomit contre le cuir des bottes et elle entendit qu'on hurlait de la traîner dehors. Elle reconnut la voix aigre de l'officier qui l'avait traînée au fond de la salle et qui la serrait par le haut du bras tandis qu'il tournait les pages d'un dossier de son autre main. Elle l'avait entendu demander: "ainsi tu es la sœur de ce putain de...". Elle n'avait pas compris le reste. Ce fut la vague noire qui lui entra dans la gorge et il lui sembla qu'elle l'avalait.

Ce fut la chute sur les dalles car ses jambes ne la portaient plus. Elle n'avait plus de jambes. On les lui avait coupées à la scie, bien avant qu'elle ne naisse maintenant. Elle se souvenait. Elle ne savait plus quand, mais elle savait que l'homme l'avait un jour torturée en lui demandant de répondre et elle ne voulait pas.  Alors il lui a fait mal et elle sait que ce fut des jours et des jours et que ses jambes furent sciées avec une lame de menuisier. Alors elle hurla et son corps commanda. Il se souvenait.  Il remontait sa mémoire bien au-delà de sa mémoire à elle. Il avait son propre souvenir, bien à lui, au-delà de son souvenir à elle.

 

Comment le vieux savait ? Sa main était sur son ventre, là où cette boule dure était toutes les nuits. Elle ne voulait pas qu'il y touche. Elle ne voulait plus se souvenir. Elle ne voulait plus que remonte la nuit des temps et que sa gorge fût encore remplie de ses cris. Elle voulait que le corps continu à lui obéir, comme il le fait chaque jour, en se courbant pour balayer la salle, levant le bras et les mains serrées sur le manche de la hachette pour faire le petit bois en forêt, avec le vent glacial qui durcissait ses reins et qui la faisait rentrer courbée comme une petite vieille.

De quoi il s'occupait, ce vieux-là ?... Pourquoi ne la laissait-il pas tranquille ? Elle avait trouvé une autre force pour continuer à vivre.  Pourquoi lui disait-il de tout lâcher, avec ses mots qui glissaient dans son oreille et qu'elle n'arrivait pas à empêcher de couler entre ses yeux, même en serrant le front ?

 

- Tu as autre chose à faire, ma fille.... Il y a un homme qui meurt dans la montagne et qui a besoin de toi.

 

Ces mots se sont égrenés lentement, un à un, et ils mirent du temps à gagner son cerveau.  Elle les suivit avec sa pensée mais sa pensée était incapable de les deviner et leur sens partait comme la brume des petits jours. Elle devinait ces mots importants. Elle faisait un effort pour les suivre et elle se raidit. Elle ne pouvait pas. Ils lui échappaient!... comme ceux de son frère qu'elle déterra de ses mains de la fosse commune, derrière les remparts de la citadelle. Elle avait la même sensation de son inutilité que maintenant. Elle ne savait plus faire... Elle était incapable de tout et les larmes venaient dans ses yeux et elle savait que c'était des larmes mille fois répétées et qu'elle connaissait bien. Elles étaient toujours avec son sentiment d'impuissance, cette certitude de ne pas comprendre et être bonne à rien, qu'à pleurer sur son impuissance et l'envie de se faire du mal.  Elle n'était pas bonne à autre chose!

 

- Un homme a besoin de toi dans la forêt... Il peut mourir sans toi.

 

La voix du vieux montait doucement de son ventre vers le cerveau. Sa main appuyait sur son cou et il lui sembla que de la chaleur rayonnait dans sa gorge, mais ce devait être encore une de ses illusions, comme les fois où elle entend des voix qui lui parlent dans la forêt.

Pourtant c'est son lit sous elle; elle en reconnaît la masse et le creux du matelas. Pourtant, c'est sa maison autour d'elle; elle en reconnaît l'odeur et la vibration. C'est le feu qu'elle a préparé dès le lever qui crépite dans la cheminée, elle en reconnaît le bruit... Alors, elle est chez elle et elle ne rêve pas. Alors, il faut qu'elle ouvre les yeux et continue ce qu'elle s'était dit de faire dès le matin. Que fait-elle au lit ?

 

La voix du vieux se retira de son oreille et elle l'entendit plus loin, comme si il allait devant la cheminée, pour se mettre les mains devant les flammes. Les mots vinrent alors nets et frappèrent l'espace:

 

- Lève-toi et prépare-toi.

 

Elle sut qu'il n’y avait pas moyen de faire autrement que ces ordres-là car ils remplissaient tout l'espace de son esprit.

 

 

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