15. La résistance

 

 

Il avait dit " Tu enfanteras dans la douleur ".

Pourquoi donc cette vérité venait maintenant à son esprit ? Celui qui avait dit cela était si loin d'eux dans l'espace du temps et de la terre!

Mais elle est revenue sous les os de son front et s'est installée entre ses sourcils.

Alors il l'a accueillie.

 

Le vieillard remue la terre dure avec ses doigts car ce sont eux qui seront les griffes de la vie et qui devront affronter la mort. La mort il l'a vue dans les yeux de son fils. Il la voit maintenant tous les jours et cela est souffrance dans son coeur.

Le jeune homme ne dit rien. Il ne se plaint pas. Au contraire, il est doux avec ceux qui s'occupent de son corps.

Mais il les fixe dans le fond des orbites et personne n'arrive à soutenir ce regard. Ils ont l'impression qu'il les fouille au fond de l'âme et ils ont peur.

Le vieillard leur a dit qu'ils ont tout simplement peur d'eux-mêmes. De nul autre. Et qu'il ne fallait pas avoir peur de celui-là.

Car lui, il savait que les flammes qui sortaient des yeux de son fils étaient de la chaleur pour celui qui les recevait. De la bonté à l'état pur. Il faudra qu'il lui apprenne à raffiner sa force. Il doit lui apprendre beaucoup.

 

- Tu vois, mon fils, mais tu ne sais pas encore entendre la clameur de celui qui t'écoute. Tu ne sais pas encore sentir la plaie de celui qui est devant toi. Tes mains ne sont pas encore capables d'en suivre les contours saignants et d'en calmer la douleur. Tu Vois. Tu vois simplement. Tout simplement, mon fils. Mais tes yeux sont ta douleur car tu ne sais pas utiliser tes autres puissances.

 

Ainsi le vieillard se causait tout haut en creusant la terre de ses mains nues. Il la griffait et en retirait les pierrailles.

Il avait voulu ce matin préparer ce coin de jardin sur le côté de son pavillon. Il ne sait pas encore ce qu'il va y planter. Il fallait qu'il prépare de la terre. C'est la certitude qui était en son corps en se réveillant ce matin.

Un matin très froid, presque glacé. Mais le soleil disait qu'il allait apparaître derrière les cimes. Alors il l'a attendu, tranquillement assis en tailleur sur le bois de la véranda. Il s'est emmitouflé de ses pelisses et il a rabattu la capuche sur son crâne.

Il a attendu. Doucement. Simplement assis. Il mettait le souffle dans son ventre et le ventre faisait respirer le reste du corps.

Le soleil est venu. Une énorme boule rouge comme il est ici, avant de changer en la couleur d'or de la journée des hommes. Matin et soir, il est rouge et énorme. C'est la couleur de celui qui entre et sort de la caverne des Dieux.

Alors le vieillard a soupiré. Il a respiré avec la boule montante et il sut qu'il devait aller préparer la terre. Juste la parcelle qui était entre son pavillon et celui de son fils qui lui non plus ne dormait pas. Il le sentait dans sa chair. Il l'a veillé tard dans la nuit. Il a surveillé les soins qu'il recevait. Son fils n'a pas un seul moment cillé et baissait les paupières sur la douleur.

C'est cette dureté dans la souffrance qui lui fait peur, à ce vieillard, car celui-là est du métal qu'on ne casse pas et qui ne plie pas non plus. Trop orgueilleux!

Alors il devra fouiller dans son coeur et son ventre les voies qui le mèneront à la sensibilité de cet homme-là. Ces Voies qui relèveront du mouvement des hommes-dieux et dont il ne pourra parler à personne. Même pas à Hiro car ces forces-là sont de celles que l'on tait.

 

- Oui, mon fils, tu devras me conduire au silence de mon savoir et c'est bien ainsi. J'ai déjà tellement parlé dans ce claquement de doigts qui est maintenant ma vie terminée! Pour rien. Puisqu'il n'y a pas eu de successeur qui s'est levé de la Terre. Personne n'a compris le bouquet que je tendais.

Mais maintenant tu es là. Dis-toi bien qu'à choisir je n'aurais pas mis la main sur un tel monstre que toi! Pardi, avec en plus l'odeur acide que tu traînes, ce n'est plus maintenant que je vais pouvoir respirer la douceur des pivoines.

Mais tu es là et je suis bien content. Pardi, que je ne vais pas te le dire! Un garçon comme toi, il ne faut pas lui dire qu'on est content de lui. De l'orgueil de ce que tu sais être que tu as plein les yeux. Même sous la douleur intense tu ne baisses pas le front! Pardi, que je vais t'apprendre à embrasser le sol. Ne t'en fais pas, je serais à la hauteur de ma tâche, mon fils.

 

Ainsi il marmonnait en griffant la terre glacée de ses mains nues et un sourire s'étirait sur ses joues.

 

Le soleil avait gravi les montagnes d’Est en remontant du vallon. L'or de la lumière s'était insinué le long du ruisseau puis avait remonté les pierres.

Maintenant il y avait aussi du bruit dans la cour principale du monastère de l'autre côté du mur de pierres.

Le vieillard n'avait pas soulevé le front de la terre. Il restait à genoux, grattant de ses mains nues et les sillons naissaient sous ses doigts secs comme les sarments de vigne qui donnaient aux hommes cette piquette rugueuse au palais qu'ils faisaient dans la vallée, bien plus bas, à presque deux jours de marche.

C'était Hiro qui lui avait dit un jour en lui soignant une blessure qu'il avait des mains comme les branches de la vigne. Lui, il avait souri car il n'avait connu le vin qu'une seule fois et il avait éternué lorsque le liquide était remonté de son ventre pour repasser en force dans son nez. C'est ainsi qu'il avait su qu'il était acide et râpeux. Les hommes avaient ri et lui il avait mêlé sa voix à eux car c'est ainsi qu'il faut se tenir avec les hommes de la vallée. Ensuite il avait avalé l'eau glacée du ruisseau sourdant entre les roches de la montagne lorsqu'il était remonté au monastère. Il a bu l'eau glacée et l'a rejetée plusieurs fois de son ventre jusqu'à ce que son ventre soit de nouveau propre.

Puis il avait lavé ses yeux et ses narines.

C'est après qu'il s'est assis derrière les roches du l'Est, juste derrière la grande roche plate qui surplombe la vallée. Seulement après. Alors il a prié. Le soir a trouvé son corps droit sur la pierre encore chaude du soleil. Le capuchon était sur sa tête et ceux qui passaient plus bas n'ont pas vu cette pierre sombre immobile.

Ceux-là qui passaient sont entrés chez eux. La masse sombre est restée immobile une partie de la nuit. Puis la lune du premier quartier est sortie des nuages déchirés par le vent qui se naissait.

Alors il sut le temps de se lever et de raidir ses jambes entre les pierres qui montaient vers les cimes.

 

- Tu vois, mon fils... Seulement "après". Toi, c'est "pendant" que tu exerces ta force et c'est ainsi que tu t'épuises. Voilà encore ce que tu auras à apprendre car il n'est pas bon que tu fasses ainsi peur à ceux qui te soignent.

 

Il n'avait pas levé la tête de la terre et c'est à la chaleur de son dos qu'il sut que le soleil avait gravi les pentes de la montagne.

Il continua. Rien n'importait de plus que de graver ses sillons entre les pierrailles.

C'est ce que comprit Hiro. Il a refermé doucement la porte de bois prise entre les lierres du mur. Le Roshi n'avait pas tourné la tête lorsque le battant pivota. Pourtant il avait perçu la vibration de l'air. Alors Hiro a regardé la mince silhouette accroupie et il refermé la porte. Il a posé doucement la fermeture de bois sur la pierre plate qui lui servait de support.

 

Hiro a tourné le dos au mur et a redressé sa grande taille.

Les moines dans la cour balayaient le sol de terre. Ils n’ont pas dressé le front. Seuls les yeux ont pivoté dans les orbites pour suivre les mouvements du Maître cuisinier.

On parlait beaucoup de celui qui était soigné dans le pavillon à côté de celui du Maître. Les trois moines qui le soignaient sont à l'isolement dans leur cellule depuis maintenant deux lunes. Ils ne peuvent pas leur dire le secret du Maître et de celui qui est venu avec lui.

Alors, ils observent les pas du Maître et de Hiro. Ils observent et ils parlent lors du travail de la terre.

 

- Il faudra bien leur dire une bonne fois pour toute qui est celui qui va devenir le Maître de ce monastère et de toute la Famille!

 

Hiro était venu en parler au Maître ce matin. Mais le jour n'était pas encore venu et il repartait en bougonnant car il se disait qu'il se préoccuperait beaucoup de l'avenir. Beaucoup trop.

Le Maître lui a toujours montré la perfection de ses actions. Pourtant cette inquiétude a toujours sourdé dans son ventre et il est mécontent de lui lorsqu'elle vient à la fleur de sa peau et que pour s'en libérer il doive alors faire bouger les mots avec sa langue.

Car c'est l'un des enseignements de son vieil ami, peut-être un de ceux qui l'ont le plus remué, lorsqu'il lui a dit que c'est la langue qui parlait et nul autre.

Alors, il a observé. Il a du regardé et sentir sa bouche et sa gorge durant des mois pendant que la pensée courait derrière les os de son crâne comme une jument folle cherchant son petit.

Puis doucement il sut. Il n'a pas connaissance du moment de la perception de ce savoir.

Ce fut simple. Un jour, il n'a pas pu faire autre chose que de frapper son front sur le sol de la terre.

C'est peut être le jour où il sut son existence entre ses mains lorsque la connaissance éclata entre ses yeux et que sa langue et sa gorge cessèrent d'être des adversaires à sa volonté.

 

- Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas!

 

Le jeune homme se soulevait sur un coude de sa couche trempée de la sueur de la maladie et de l'épuisement.

Le vieillard ne cilla pas. Il ne bougea pas non plus malgré la décharge magnétique qui sortait des mains du jeune homme qui se tendaient vers eux.

Hiro avait frémi. Ses doigts qui tenaient le bol de cuivre, avaient serré le métal doré. Sous les ongles la peau avait blanchie.

C'est vrai que la puissance était venue d'un coup les frapper en plein fouet.

Heidi avait fermé les yeux en réflexe et ses mâchoires de paysanne prenaient les dents comme appui à sa volonté. Elle connaissait ces éclats soudain depuis les deux lunes qu'elle le soignait. Mais chaque fois c'est une peur au ventre qui lui prend. Elle ne sait pas pourquoi. Juste une crispation qui lui serre les entrailles et qui va vers la gorge au point qu'il lui semble qu'elle ne peut plus respirer.

 

À chaque fois c'est comme une foudre qui traverse la pièce et coupe tout ce qu'elle rencontre de part en part.

À chaque fois elle doit fermer les yeux et serrer les dents. À chaque fois. Et les larmes viennent dans ses yeux et elle n'arrive pas à les cacher sous les paupières serrées sur ses joues. Alors c'est de l'eau qui coule et elle se cache derrière la tête du jeune homme redressé de sa couche chaude de la nuit.

 

Il ne se plaint jamais de la douleur qui doit tenailler son corps. Les remèdes de Hiro sont puissants. Même dangereux. Mais il faut réveiller la Vie dans ce corps qui ne veut plus des Hommes et le Maître cuisinier le lui a dit lorsqu'elle s'est indignée de ce qu'elle devait faire au jeune homme chaque matin au réveil.

Le vieux mongol l'a alors regardée sans un mot, puis il a levé la main et la paume s'est abattue sur sa joue.

Elle n'a pas laissé les pleurs gagner ses yeux. Elle les a bloqués dans la gorge. Comme aussi le cri de souffrance car la claque était de celle que les vieux donnent parfois aux jeunes pour leur apprendre une chose essentielle à leur vie. Dure! Très dure.

La couenne rude avait râpé la peau fine de la pommette vers l'oreille et du sang est venu sous l'oeil.

 

- Cela fait-il mal ? demanda le mongol.

- Non, répondit-elle en réflexe.

 

Elle n'avait pas prévu sa réponse. Les mots sont venus malgré elle et ils sont passés entre ses lèvres alors que son regard les examinait au passage, comme curieux de ce qui se passait.

« Ce sont ses yeux qui m'ont fait dire! » Voilà ce qui s'imposait sous les os de son crâne. Instantanément. Comme une double vision de ce qui se passait maintenant. Comme si seulement son corps se trouvait concerné par la rudesse de la claque mais que celle-là avait retenti sa vibration sur un autre plan.

Les yeux du Maître guérisseur ne quittaient pas les siens. Comme s'ils les tiraient vers un monde que la jeune fille ne connaissait pas, mais dont elle avait deviné l’existence.

« Non ».

Car c'était effectivement « non ». La claque ne faisait pas mal, au fond.

Elle ne baissa pas les paupières et soutint la flamme qui sortait de dessous les lourdes orbites creuses.

 

- Va maintenant et cesse de pleurer sur la Vie!

 

Alors, elle s'est acheminée à petits pas dans la cour centrale du monastère et a poussé la porte du mur de pierre donnant sur le jardinet du Roshi.

 

Mais c'est la troisième fois qu'il s'est dressé ce matin, tel un Dieu furieux qui demande des comptes aux hommes qui tracassent son corps.

C'est ainsi que Heidi le comprenait quand il s'échappait de ses mains et semblait ainsi vouloir bondir au-delà de sa couche.

Mais la faiblesse du corps était là et il retombait sur un coude. Elle, elle s'était reculée derrière son dos et la respiration bloquée sur les mâchoires serrées, elle accompagnait de ses mains les épaules qui s'affaissaient après l'effort. Elle ne le touchait pas. Il n'aurait pas accepté. Ses paumes largement ouvertes suivaient seulement les épaules, prêtes à glisser sous les aisselles et à soutenir le Fils du Maître. Mais il ne s'est jamais effondré. Cela ne se passera jamais et elle le sait. Mais c'est plus fort qu'elle. Elle ne peut que faire ce geste en se reculant derrière la tête qui vient de lui échapper et masquer la crispation de son ventre.

Il lui faut aussi empêcher les larmes de glisser de ses joues à la tête en dessous d'elle. Il n'accepte pas! Il a une fois tourné la tête vers elle et elle aurait alors voulu disparaître de la terre.

 

- Nous ne disons rien, dit le Roshi!

 

Le jeune homme tenta de se redresser plus haut et d'échapper au coude qui le soutenait.

Heidi voulu l'aider de ses mains sous les aisselles. Elle sentit immédiatement une piqûre entre les deux yeux et elle leva le front. Les paupières comme des fentes de Hiro étaient sur elle. Elle laissa ses mains retomber sur ses cuisses.

Devant elle le corps vacillait. Il tentait de se redresser par ses forces d'homme épuisé.

Le Roshi ne cilla pas. Voilà, il n'a rien fait. Il est resté immobile sur son coussin. Il surveillait les soins du matin, près de la porte du pavillon. Comme chaque matin, c'est lui qui faisait brûler de l'encens dans le vase au pied de la couche. Comme chaque matin, c'est lui qui ouvrait le jour sur la pièce sombre. C'est lui qui a dit la place de la couche. Il voulait que le soleil de l'Est touche le visage de son fils.

Le Roshi ne cilla pas. Voilà, il n'a rien fait. Justement il n'a rien fait. Même lorsque le corps de son fils s'est effondré sur le côté et que le son mat du bois dur a résonné.

 

Il a seulement dit : « Nous ne disons rien ».

Car effectivement, depuis deux heures que duraient les soins du matin, pas un mot n'a traversé la pièce. Même pas une plainte du jeune homme lorsque les doigts durs de Hiro fouillaient sous les côtes et pressaient sur les organes telles des lames de feu.

Heidi maintenait la tête droite entre ses mains, fortement appuyées sur les cuisses.

La tête du jeune homme était chaude de sueur. Elle sentait dans ses paumes les vibrations de douleur qui gonflaient les veines sous la peau révélant les os.

Mais il ne laissait pas le cri passer ses lèvres. Dans ses mains, elle le sentait se bloquer entre les deux yeux. Jamais il ne l'a autorisée à aller plus loin. La bouche n'en a pas le goût ni la gorge. Il gardait les lèvres entrouvertes. À la contraction de la gorge sous ses doigts, elle devinait que la langue se soudait au palais derrière les dents.

 

Puis par trois il a éclaté ainsi.

 

- Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas!

 

Il s'adressait au Roshi.

Le vieillard ne disait rien. Jamais. Ses yeux n'étaient qu'une fente dans un visage ridé. Juste une fente qui ne perdait aucune vibration venant du corps de son fils. Car celui-là il lui fallait le connaître encore mieux que la peau de sa main. Il allait devoir entrer dans la souffrance de l'autre et devenir son ami. En ami, il devra alors conduire la souffrance dans son domaine à elle et la convaincre de laisser le reste à ce qui doit exister aussi.

 

Mais aujourd'hui, pour la première fois il a dit « Nous ne disons rien ».

Alors le jeune homme n'a pas voulu s'affaisser sur le dos lorsque le coude ne pouvait plus le porter.

Il a raidi les reins et ses jambes minces sont venues vers son bassin. Le dos a pris une voussure compensant la faiblesse des reins qui ne pouvaient pas beaucoup porter. Ses mains maigres ont accroché ses pieds et elles ont tiré. Le corps est venu. La colonne vertébrale s'est redressée.

Alors, il a cherché un aplomb avec une bascule du bassin.

 

Le Roshi ne cillait pas. Pourtant, il était suffoqué de bonheur que son fils connaisse ces principes d'alignements et il savait que c'est sa seule chance d'entrer dans le monde de l'attention.

 

 

 

 

 

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