14. Le défi

 

Le jeune homme gardait les yeux ouverts sous la souffrance qui était dans son corps maigre. Il les écarquillait pour que les paupières ne se baissent pas.

Le ROSHI était devant lui, assis sur les talons. Il ne bougeait pas. Car ce n'était pas son rôle de Maître d'intervenir.

HIRO massait le coeur de celui qui était allongé sur la natte de paille de riz. Il poussait de toute la force de ses épaules de lutteur et ses doigts fouillaient dans les côtes sous ses paumes, à chercher de passer entre elles et de toucher la poire de la vie en-dessous.

Car la Mort tentait encore sa chance sur le corps du jeune homme. Elle tentait encore ses droits sur cette vie-là.

 

Elle a bien failli réussir vers la petite nuit. Là où l'esprit rompt ses liens avec le corps et que l'attention cesse.

HIRO sommeillait sur la natte du coin droit, près de la porte. Le ROSHI gardait le dos droit depuis des heures, immobile dans l'ombre du fond. Il avait les mains l'une sur l'autre et elles reposaient sur ses cuisses repliées. Doucement. Tout était tranquillité en lui depuis qu'ils ont mis le pied dans le pavillon d'Est.

Ils ont allongé le jeune corps près du brasero. Les moines avaient disposé une bonne provision de charbon de bois près de la porte, sur la véranda. Il y avait des couvertures dans l'angle gauche, là où elles ne gênaient pas. Près d'elles, les pots de terre s'alignaient. Les moines avaient su que les médecines allaient être nécessaires et ils les ont amenées.

Alors, ils ont installé le corps qui ne disait rien, les yeux grands ouverts. Ces yeux-là les regardaient faire. Ils n'intervenaient pas dans leurs gestes. HIRO était effrayé de ces flammes-là. On aurait dit un feu qui voulait mourir. Avec du bois trop vert.

HIRO était effrayé de ces yeux-là qui l'observaient. Ils observaient. Simplement. Ils ne participaient pas à son effort. Le corps était comme un sac de grains entre ses bras. Juste avec une colonne vertébrale qui n'en faisait pas un pantin car il y avait de la douleur dans ce conduit-là et la douleur tient droit.

 

- Cet homme-là veut mourir, souffla-t'il au ROSHI après avoir installé le corps sur la natte.

 

Il est allé sur la véranda où se trouvait le Maître pour dire ces mots. Il a parlé à voix basse et sourde. Mais le ROSHI a froncé les sourcils en reproches.

HIRO s'est alors retourné. Les yeux du jeune homme n'avaient pas quitté sa haute silhouette. Ils étaient comme des lames de douleur qui l'observaient. Il y avait de l'ironie au fond de la couleur marron sombre. Il y avait aussi autre chose. HIRO s'en aperçut lorsqu'il tenta de suivre la lance du regard qui allait au-delà de son épaule. Par dessous la poutre maîtresse de la véranda, on percevait le ciel. Juste entre les deux poteaux centraux encadrant les marches de bois, le ciel venait de s'ouvrir et il y avait du bleu et de l'or qui sortait de la couche uniformément grise. Les yeux fixaient cette place de lumière douce. Il y avait dedans de la tristesse.

Alors HIRO sut pourquoi il avait eu tort de parler. Ce jeune homme était coupé en deux.

 

- C'est le côté de la vie que je dois tirer, n'est-ce pas ?

 

Il a parlé sans s'en rendre compte. Les mots sont sortis de son coeur. Juste de là et il sut que ceux-là étaient justes.

Le ROSHI cilla. Il fixait lui aussi la place du ciel chatoyant dans l'uniformité grise. Pourtant HIRO savait que c'était à lui que s'adressait ce mouvement des paupières. Un accord. La vigueur vint tout à coup de nouveau dans son ventre.

Il sut alors que son rôle de guérisseur du corps allait être de tirer sur ce fil ténu de la vie qui est triste de quitter la Vie. Il devra en saisir le fil et le tirer ensuite avec fermeté, lui donner de la consistance, le faire bouger pour qu'il touche les points vitaux de l'organisme. Il sut ce qu'il devait faire. Agrandir cette parcelle encore lumineuse de la vie. Agrandir, encore et encore.

 

Et maintenant, cette salope de Mort avait profité de son assoupissement. Cette teigne la voulait, cette vie. Pardi! La belle réussite. Bouffer du Dieu, même du demi-Dieu... Allons, ne soyons pas mesquin. Même du quart de Dieu! Une belle réussite ! Tiens, voilà une saloperie de plus à envoyer entre les gencives des hommes. Juste pour leur dire qu'ils ne sont pas capables de garder les Dieux chez eux. Qu'ils les font fuir à force de leurs conneries, leur prétention, leur manière d'aimer faire mal.

 

- Par tous Kamis les plus fous des steppes, je te dis que celui-là tu ne l’auras pas!

 

Les doigts épais fouillaient entre les côtes. Dessous il y avait la pompe de la vie des hommes. Celle-là, qu'elle ne croit pas qu'il va la laisser tranquille! Il l'a bien sous ses pognes et c'est pas maintenant qu'il va laisser ses doigts glisser. Quitte à casser ces côtes de merde!

Et celui-là, il pouvait bien le regarder avec de l'ironie dans les fenêtres ouvertes comme des boulets de canon. Les balles, il connaît. Il n'en a pas la frousse. Son corps peut lui montrer les cicatrices. Mort depuis longtemps, il devrait être. Alors, pas question de se laisser intimider par des billes à peine comme des balles d'acier blindée. Tiens, dans les ratiches il va les lui renvoyer, cet acier de merde!

Mais putain, ce coeur-là ne va pas lui claquer entre les pognes. Certain. Promis!

 

- Mort de merde, bec de l'Aigle ou de mon cul, tu vas voir ce que c'est un fou dingue des steppes qui va te chercher dans ta tanière!

 

Il avait bataillé. Deux gongs pour annoncer la méditation dans le temple ont lancé leur son. La vibration a couru sur le dos en sueur de HIRO. Ses muscles étaient douloureux.

Le jeune homme ne fermait toujours pas les yeux sous le choc de sa douleur. Pourtant son corps était souffrance. L'onde se heurtait aux doigts de HIRO qui massait le coeur. À forcer, il avait senti une côte craquer. Mais celui qui était maintenant le fils du ROSHI a serré un peu plus les lèvres sur les dents. HIRO a voulu s'excuser de son geste maladroit. Mais il a rencontré les yeux de flammes. Il n'y avait rien dedans, à cet instant. Juste une profondeur marron comme un lac sombre. Il a senti que s'il ouvrait la bouche et laissait passer ses lèvres les mots d'excuse, il allait y avoir du mépris dans ses orbites-là.

Alors il baissa la tête, honteux, et il continua à besogner sur le torse du jeune homme, à chercher à écarter les côtes sans les casser pour toucher la pompe de la vie et lui donner la vigueur qu'elle ne voulait plus.

Mais il avait peur. Car sous ses doigts la vie ne voulait pas rester. Il le sentait bien et cette certitude résonnait dans son corps. Il voulait en parler au ROSHI. Lorsqu'il tournait la tête vers lui il ne rencontrait que ce front impassible qui semblait lui donner comme seul message " Continue... Cela n'a pas d'importance ".

Alors il ne savait pas ce qui devenait important. Sauver le fils qui ne l'aidait pas à vivre ? Le laisser à la mort qui tournait dans son ventre ? Car il en était certain, ce sont ses doigts à lui, HIRO, qui repousse la mort inlassablement depuis des heures. Lui, cet homme jeune, il ne l'aidait en rien. Il laissait faire les choses. Il observait.

Voilà, il observait! HIRO cherchait le mot. Il devinât bien une vérité tourner. Il ne trouvait pas les mots pour la nommer. Voilà! C'est venu d'un coup. Il observait! Juste cela. Comme un adulte qui suit des yeux les mouvements désordonnés d'un enfant qui joue avec des forces plus grandes que lui.

Il en est suffoqué de cette découverte qui éclate dans les os de son crâne et il se tourne brusquement vers son vieux compagnon de toujours. Et il suffoque car il y rencontre un sourire ironique et un peu douloureux. Le ROSHI étire les lèvres vers les joues, sans que les dents se découvrent. Ce sourire-là, il le connaît bien. Il ouvre la bouche, pour demander une indication. Il ne sait pas très bien. Il a ouvert la bouche car il ne pouvait plus faire autrement. Ce sourire-là lui disait tout à coup sa nullité car il savait que c'était de la douleur qui tenait les dents serrées.

 

Le ROSHI fixait un point au-dessus des épaules d'HIRO. Le Maître cuisinier chercha l'objet qui était devant les yeux du Maître et il ne trouva rien si ce n'est le mur nu près de la porte fermée.

Il rencontra le regard du jeune homme qui ne gémissait pas sous ses doigts brutaux à vouloir écarter la mort.

Alors il frémit jusqu'au fond des os car cet homme-là fixait le même point du mur que le vieux Maître. Pourtant il n'y avait rien sur ce mur! Certain.

Alors HIRO est revenu au mur et il a fixé lui aussi l'endroit que les deux autres regardaient. Il ne vit rien. Alors il regarda mieux et il dut baisser les paupières pour filtrer le regard.

Doucement, très lentement, il eut l'impression que se dessinait un cercle de lumière bleue dorée sur la terre d'argile. Il ferma presque les paupières et les cils touchèrent les joues. Le cercle devenait plus évident. Un contour net. Large comme un gros bol de cuivre pour faire les sons dans le temple. La couleur dorée était d'ailleurs celle du métal qui rayonnait les lampes à huile.

HIRO ne chercha plus et il se laissa porter par cette couleur bleue fort avec sa luminosité. Là encore il n'y avait plus moyen de faire autrement ou de s'enfuir. Ou ne pas regarder et dire que ces choses-là n'existent pas.

Alors, les yeux remontèrent dans ses orbites, dans le haut de la cavité. Les muscles se tendirent. C'était un peu douloureux. Mais il y avait de la libération de son esprit dans ce mouvement-là. Son esprit se calmait. Il acceptait maintenant de se laisser conduire vers des terres de luminosité profonde qu'il ressentait maintenant comme pures et tranquilles dès l'origine.

Il ne savait pas ce qui se passait en lui. C'était la paix. Plus l'effort de la volonté qui veut se chercher et se trouver elle-même. Plus l'effort. Voilà, la croyance dans l'effort venait d'éclater d'un coup dans son vieux crâne de mongol des steppes et il se traita de tous les noms d'avoir été si bête pendant si longtemps.

Alors il ne comprit plus pourquoi ses doigts continuaient à s'insinuer entre les côtes du jeune homme. Celui-là aurait dû hurler sous la douleur qu'il lui imprimait dans le corps depuis des heures. Depuis des heures!

Et d'un coup il eu honte. Il ne savait plus rien. Hormis que ses gestes et sa bonne volonté étaient inutiles. Qu'ils l'étaient depuis le tout premier jour, le premier commencement.

Alors il cessa. Ses mains se retirèrent des côtes. Ses doigts quittaient la pompe de la vie.

Ses paumes caressèrent un moment le ventre nu et plat dans ses muscles rudes, car celui-là était un combattant et il avait le ventre sec. Sa peau glissa sur la peau de l'autre comme un adieu. Comme celui qui va partir et qui dit qu'il faut l'excuser car il n'a pas su faire.

Puis les doigts comme ceux d'une mère remirent les linges sur la peau, bouclèrent la ceinture de la tunique. Ils remirent les linges selon l'arrangement que l'on fait aux morts.

Puis, il se recula et s'écarta de deux coudées. Il rompit la taille et son front alla heurter le bois. Il le fit trois fois. Puis une étrange frénésie le prit et il recommença sans compter. Encore et encore. Le chaud qui se faisait dans sa tête était comme une délivrance. Il ne savait pas laquelle mais peu importait hormis cette chaleur qui dilatait son crâne et qui venait maintenant dans son coeur au point que celui-là avait envie de pleurer de gratitude.

 

Il ne sait pas combien le temps s'est écoulé. À un moment il a cessé. Il ne sait pas quand et pourquoi. Son corps s'est immobilisé dans une paix qu'il n'avait encore jamais connue car celle-là portait le regard au bout de l'Univers. Cette paix-là était espace. Juste spacieuse. Un espace libre dés l'origine avec sa luminosité.

Et son cerveau qui observait voyait la relation avec le cercle sur le mur et le cerveau se taisait car ce qui était là était plus grand que lui et dépassait les limites de son activité.

 

Une main s'est posée sur son épaule. HIRO n'a pas bougé. Cette main-là était celle du ROSHI. Mais il savait que celui-ci était assis au bout de la pièce et qu'il n'avait pas bougé. Pourtant c'était sa main avec tous les os bien marqués dans sa chair. HIRO ne voulait plus comprendre. Plus maintenant.

Plus maintenant avec le souffle qui venait sur son oreille droite et les mots qui entraient dans son conduit. Des mots qui se glissaient doucement, sans se presser, comme si maintenant le temps n'était plus compté.

Ces mots lui disaient que la Vie se sauve avec la Vie et non avec des gestes de la mort.

Alors, il ne sut que laisser des perles de pluie couler sur ses jours car il n'y avait rien d'autre à faire que laisser la bonde ouverte aux douleurs accumulées par l'effort.

 

Cela dura un temps qu'il ne savait pas compter.

C'était maintenant le jour déclinant dehors.

Alors, il s'inclina une seule fois devant le corps allongé. Il ne chercha pas à savoir s'il était encore en vie. Car maintenant il savait que la Vie avait un autre monde à sa disposition.

Il pivota sur ses genoux et s'inclina une fois encore devant le Maître, une tache sombre dans le coin de la pièce.

Puis il se leva et ferma la porte avec une tranquille assurance qu'il ne se connaissait pas.

 

Dehors, au-delà les palissades, il y avait le ruisseau qui roulait les glaces.

Ses pieds nus apprendront la terre et marbreront les cailloux de son sang. Celui-là demandait à bouillir dans le froid et l'eau car la terre en avait besoin.

 

 

 

 

 

 

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