8. La présentation

 

- Par tous les Kamis!

 

L'exclamation est venue dans la gorge et a passé les lèvres lorsqu'ils ont vu la menue silhouette sombre du Maître se découper entre deux lèvres de la crête enneigée.

Ils savaient que c'était lui. Ce ne pouvait être que lui!

Nul autre n’aurait osé passer cette brèche pire que la mort car le vent s'y engouffrait comme un couteau lacérant les chairs.

 

- Regardez!..... Il y a un autre avec lui!

 

Le jeune moine qui venait de s'exclamer portait la main en visière devant les yeux pour les protéger du soleil qui s'était levé ce matin au grand étonnement de tous car depuis cinq jours le brouillard épais recouvrait leur tête au point que l'on ne percevait pas la cour d'une palissade à l'autre. Depuis que le Maître avait quitté le monastère! Ils croyaient que la mort était donc venue pour lui. Pour eux aussi car ils n'avaient plus de Maître et la Transmission n'avait pas été donnée.

Hiro, le Maître cuisinier-guérisseur-médecin du monastère disait que nul ici n'en était digne! Il les regardait alors avec des yeux furieux. Ils y voyaient le mépris. Ils ne travaillaient pas assez! Sur eux-même. Car cette transmission-là, c'était la Source jaillissante de vie qui est Connaissance.

 

- Oui, il y a quelqu'un avec lui, souffla Hiro qui venait de les rejoindre en tête de la palissade Nord.

 

Le vieux moine au crâne rasé osseux comme un Mongol, tels qu'ils devaient être lorsqu'ils se déversaient en hordes hurlantes sur leurs chevaux demi-fous, secoua les épaules sous la lourde pelisse de mouton.

 

- Je l'ai rêvé cette nuit....

 

Les moines ne le regardaient pas. Ils écoutaient. Les paroles de ce vieux-là étaient des perles de connaissance et ils le savaient. Mais ils ne le regardaient jamais en face. Il avait une face terrible qui leur donnait la terreur dans le ventre. C'était aussi un "Maître à tuer".

Ils ne dirent rien. Le silence de la montagne était en eux. Pas devant. Toujours en eux. Avec la mort présente toujours. Le vieux Maître et Hiro y veillaient. Il ne fallait pas qu'ils s'endorment!

 

Les deux silhouettes glissaient loin devant. Menues dans la neige glacée. La forme derrière le Maître dérapait presque tous les trois pas. Épuisée. Elle tirait un traîneau, comme un boeuf attaché. Le Maître faisait la trace devant. L'autre suivait tel un somnambule.

 

- Il faut aller les aider, lança un moine.

 

On ne le regardait pas. On savait à la voix rocailleuse que c'était le surveillant de la salle de méditation.

Ils ne répondirent pas. C'était une parole. Juste une parole. Une parole d'homme.

Il fallait attendre les sons de la gorge de Hiro Ces sons-là ne seront plus ceux de l'Homme. Mais ceux de la Connaissance. Alors, ils sauront ce qu'ils doivent faire. Très précisément car Hiro le leur dira directement dans leur ventre. Sans intermédiaire. Hiro était effrayant avec ses yeux globuleux et son crâne rasé, presque jaune à force d'être teinté par les soleils des montagnes.

On disait qu'il avait perdu ses cheveux en une seule nuit. On disait que cela s'appelle " La nuit de la Peur ". On disait que ses cheveux s'étaient dressés sur sa tête lorsque le Maître s'était avancé vers lui, le sabre au dessus des yeux, prêt à frapper. Hiro avait défié. C'était un Maître de Combat. Alors, il avait entendu parlé de cet Homme que l'on disait invincible. Il était venu à l'ermitage de la rivière, là où cet homme vivait alors en pêchant et cultivant ses légumes. C'était avant que le Maître qui était mort le siècle dernier dise qu'il avait vu en rêve un homme mûr prés d'une rivière et que celui-là sera le futur Maître de la famille SHIN et qu'il fallait le chercher car ses jours à lui sont maintenant comptés et qu'il lui faut encore en apprendre beaucoup.

 

Ils sont allés dans la direction indiquée et ils ont questionné. Ils ont trouvé l'homme. Il est venu, sans dire un mot. Ils n'ont pas eu besoin de parler, de dire leur requête, la volonté de celui qui était leur vieux Maître en train de mourir.

Il les a vu venir. Il était assis sur la marche de la véranda du bungalow. Ils ont passé la dernière courbe du sentier. Il les regardait sans ciller. C'est peut-être cette absence de mouvement des yeux qui leur a fait peur. Ils se sont arrêtés à dix pas. L'homme s'est alors levé. Il était petit et maigre, avec une barbichette noire de jais. Il a fait trois pas. Juste trois. Puis il s'est arrêté. Il était au pied d'un arbre. Il s'est baissé. Il y avait là un baluchon de toile contre la souche. Il l'a mis sur son épaule. Alors, il a dit: " Allons! ".

Ce fut son seul mot durant le voyage. À dix pas derrière lui suivait un homme fort et râblé, chauve, à l'allure Mongol. Il était apparu derrière le mur du bungalow et il a suivi, lui aussi sans un mot.

 

- Non..... Il faut les laisser seuls tous les trois.

 

Les mots venaient de sortir de la gorge de Hiro, les lèvres à peine entrouvertes.

" Tous les trois!".

Les mots venaient de frapper leur front. Comme une douleur entre les yeux. C'était toujours ainsi avec Hiro: une douleur derrière l'os, avec une contraction des chairs derrière. Un médecin venu des pays où les gens ont la peau claire leur a dit un jour qu'ils rêvaient. Il n'y a pas de chair derrière les os du front. Rien pour se contracter dedans. Il a ri. Ceux qui étaient avec eux aussi, des dirigeants du Grand Pays au sud engoncés dans leur veste de toile rêche au col dur.

Pourtant eux ils savent bien que les mots de Hiro font contracter la chair derrière le front! Ils vivent cette action dix fois par jour. Hiro n'a d'ailleurs pas obligation de parler. Il regarde et l'effet est le même. Une certitude. Pourquoi donc des hommes qui croient tout savoir de la vie disent de tels mensonges ?

 

Alors, après la contracture douloureuse, c'est "trois" qui reste gravé derrière l'os. Hiro n'a pas pu se tromper. Impossible. Trois! Ils ne voient pas trois êtres descendre la montagne glacée. Le Maître, un serviteur derrière à dix pas tirant un traîneau avec des couvertures.

 

- Le traîneau, souffle le jeune moine, celui qui a donné le signal.

 

Il a juste chuchoté. Rien qu'un son faible glissant sur le vent glacial. Pourtant, ils ont entendu. Même ceux au cinquième rang, montés sur des échelles contre le mur pour passer par dessus leur tête.

Alors ils ont su que ce "trois" allait être colossalement important pour eux puisque le vent portait le message là où les sons eux-mêmes ne pouvaient pas aller avec la voix de l'homme.

 

Ils observaient Hiro du coin de l'oeil. C'est lui le chef du monastère lors de l'absence du Maître. Il s'est juché sur une planche de bois qui sert de support au foin lors du séchage de la fin de l'été. Il s'est assis dessus et ses yeux sont dans la montagne blanche d'en face. Ils croient voir une larme qui goutte au coin de la paupière. Sûrement le vent qui cisaille les chairs.

 

- Allez préparer le thé chaud et les gâteaux, lance-t'il aux moinillons derrière lui. Allez, bande de paresseux. Vous n'avez jamais vu un traîneau descendre de la montagne ?

 

Les moines s'envolent vers les cuisines. Les anciens restent sur la palissade. Ce sont eux qui ont entendu Hiro marmonner:

" Non... Un traîneau comme celui-là, ils n'en ont jamais vu... Moi non plus!... Par tous les Dieux de la montagne, la fureur des Hommes est sous ces couvertures-là! ".

 

- Allons souffla-t'il en sautant de la planche de bois.

Les moines ouvrirent le passage devant lui.

- Il faut de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude, cria-t'il en escaladant l'échelle donnant dans la cour centrale!... Au travail!

 

Ils ont ouvert les portes de bois. Ils ont attendu, les yeux fixés sur les deux silhouettes qui glissaient entre les rocs déneigés car elles avaient atteint la sente du vallon menant au chemin principal du monastère.

HIRO avait dit: " laissez-les venir seuls jusqu'à la porte. Que personne ne sorte! ". Ils avaient murmuré. Alors le Maître cuisinier avait grondé qu'il casserait lui-même les os de celui qui ferait un pas en avant vers eux.

Ils ont dit que le Maître et celui qui venait derrière lui étaient à bout de force. Que cela était évident aux chutes de celui-là et aux glissades du traîneau qu'il ne maintenait plus. Ils avaient dit...

Ils avaient beaucoup dit et plaidé la compassion pour ceux qui venait. Qu'il fallait aller au devant d'eux et les aider.

Alors Hiro prit son bâton de chêne. Le bâton de combat, seul pouvant s'opposer au sabre et il l'avait porté au-dessus de sa tête. Vertical. Puis il avait tourné sur lui-même sans un mot.

Ils avaient compris. Les yeux de Hiro étaient recouverts des paupières lourdes et plissées. Il se préparait à donner la mort. Ils connaissaient cette position de celui qui leur avait déjà tant enseigné. Ils connaissaient.

Alors ils ont baissé la tête et ils n'ont plus murmuré.

 

Ils sont là, alignés prés de la porte d'entrée ouverte. Personne n'a porté le pas en extérieur. Ils sont plus de cinq cents dans la cour, pressés les uns contre les autres, les corps se touchant pour se tenir chaud dans les rafales de vent glacé. Ils ne parlent plus.

Les yeux sont sur les deux silhouettes qui avancent lentement vers les portes de bois. Le Maître a porté le premier pas sur le chemin principal. Il a attendu le second, un petit être titubant sous sa charge. Le traîneau heurtait les rocs. Celui-là était au bout de ses forces. Mais le Maître n'aidait pas. Il marchait devant, puis il attendait, sans se retourner.

 

Les moines suivaient la scène depuis maintenant le quart de l'heure. Ils en avaient peur de respirer. Il n'avait jamais vu le Maître ainsi. Lui, d'habitude si prévenant! Ils ne reconnaissaient pas ce qui se déroulait devant leurs yeux. Ils ne reconnaissaient pas dans leur front mais les ventres se serraient car celui-là reconnaissait la scène quelque part au fond de la Mémoire de l'Homme. Alors ils se taisaient. Les bouches n'étaient entrouvertes que pour le passage de la buée de l'haleine. Les ventres avaient soudainement peur.

Eux ne savaient pas ce qui se passait. Leur ventre, lui, remontait de la Mémoire. Cette mémoire de l'Homme savait ce que signifiait le labeur de celui qui tirait le chariot, son épuisement. Elle savait. Elle connaissait l'extrême importance de cette scène. Le Maître allait entrer devant, le premier, dans le monastère. Son monastère. Il passera les portes, sans un mot et les moines s'écarteront devant lui. Ils feront une haie menant au temple, tout au fond de la cour centrale. Ils s'inclineront devant lui et leurs genoux toucheront la terre glacée.

Derrière, l'autre entrera. Sans aide. Derrière.

Lui non plus les moines ne le toucheront pas.

Telles étaient les informations qui leur venaient de leur ventre.

 

Ils rompirent le barrage de leur corps devant le Maître. Le vieillard avait un regard effrayant. Des yeux qu'il ne possédait que lorsqu'il était porteur de la mort de la famille SHIN!

Les moines reculèrent d'instinct et leur ventre frémit.

Le Maître passa la porte d'honneur du monastère, fit trois pas et s'arrêta. Pas plus.

Celui qui tirait le chariot s'écroula devant la porte. Il s'écroula, sans une plainte, comme un chiffon qui glisse. Le petit moinillon se précipita. Soudain il eut Hiro devant lui avec une lame large de trois pouces et cette lame s'appuya sur la gorge du gosse. Seul le vent portait un son. Nul n'osait ouvrir les lèvres.

Le moinillon roula des yeux dans les orbites, la gorge comprimée par la lame d'acier qui lui entrait dans la chair. Il sentait du liquide chaud sortir de lui et couler sur son cou. Il savait que son sang partait. Il savait. Mais ses yeux ne sortaient pas de ceux du vieux Maître cuisinier. Dans ses yeux-là il y avait la mort certaine. Un mouvement de plus!

Le moinillon s'écroula. Il glissa lui aussi comme un chiffon qu'on lâche. Il avait une traînée rougeâtre sur la gorge. Personne ne retint sa chute. On avait d'yeux que pour la lame large de Hiro planté devant le rang prés de la porte.

 

Le vieux Maître avait vu. Lui aussi, ses yeux ne plissaient pas et lançaient des éclairs de la mort de la famille SHIN. Lui aussi, il n'eut pas un geste de compassion pour le gosse qui s'écroulait.

Le vieux Maître se retourna et porta les yeux sur la forme écroulée au pied du traîneau. Alors, il revint sur ses pas. Sur ses trois pas jusqu'à la porte d'entrée. Là, il attendit le temps de cinq respirations. Puis il tendit sa main gauche, paume ouverte vers le ciel.

Hiro fit trois pas. Puis il s'agenouilla. Sa tête heurta par trois fois la terre glacée. Puis, entre ses deux mains jointes, il glissa son lourd poignard et le tendit au Maître. Celui-là ne tourna pas la main. La lame vint reposer dans sa paume. Le Maître ne fixait que le traîneau. Il semblait marmonner des paroles qu'on n'entendait pas. Hiro marmonnait lui aussi, à genoux, les mains maintenant jointes devant le front.

Le Maître s'avança vers la forme tassée devant le traîneau. Sa main droite fouilla sous le tissu près de la gorge. Soudain sa main gauche s'abattit vers les chairs et on entendit la déchirure de la lame d'acier. Les moines se raidirent. Ils haletaient maintenant. Le silence est effrayant. Seul le vent parle.

Puis le Maître lance la lourde lame vers Hiro. Elle vint se ficher entre les genoux du cuisinier. En entrant dans la terre, elle avait fait le même bruit que sous les vêtements de celui qui est écroulé devant le traîneau.

Le vieux Maître tira sur la corde qui liait ce corps écroulé au chariot. Elle vint facilement. Ils virent le bout coupé. C'est elle que le vieux Maître avait rompue près de la gorge de celui qui le suivait!

 

Alors, le vieux Maître glissa sous la corde et la passa sur son épaule droite. Il enroula autour de sa taille. Ses pieds prirent appui sur la terre glacée et il commença à tirer le lourd traîneau.

Les patins firent un crissement dur en passant devant la porte du monastère. Devant ses moines réunis le vieux Maître tirait le chariot!

Lorsqu'il mit le pied droit sur la ligne entre l'extérieur et l'intérieur du monastère, Hiro courba l'échine et frappa son front trois fois au sol. Il marmonnait mais personne ne comprenait ce drôle de chant qui sortait de ses lèvres épaisses. Le poignard restait figé entre ses cuisses.

Il leur sembla que le vieux Maître attendait que Hiro finisse une strophe de son drôle de chant avant de passer le pied gauche devant le droit. Lorsqu'il le fit, ce fut avec une lenteur religieuse. Il leur sembla que venait de se produire un acte maintenant irréparable.

Le vieux Maître poussa un cri. Celui-là venait du plus profond de son corps. Ils ne savaient pas qu'il arrivait du plus profond de la mémoire de l'Homme. Eux ne le savaient pas. S’ils le savaient, si un seul l'avait su, il aurait reçu la Transmission des pouvoirs.

Hiro cria lui aussi dès que le Maître fit le deuxième pas dans le monastère. Un cri inhumain. L'un de ceux des bêtes de la forêt.

Alors, Hiro se leva d'un bond et plaça ses deux lourdes mains sur l'arrière du traîneau. Il s'arc-bouta. Ensemble ils firent le troisième pas dans la cour d'honneur.

 

Hiro avait repris au passage, avant de bondir derrière le traîneau, sa lourde lame de poignard. Il la tenait entre les dents et ses yeux semblaient dire:" Qui approche et je l'égorge! ".

Les moines s'écartèrent et ils fixaient comme dans un rêve cette scène inimaginable. Le vieux Maître tirait le chariot, comme un âne attelé. Le Maître Cuisinier, celui qui avait rang de second dans la Famille SHIN, poussait comme une femme aide son mari.

 

Ils avançaient en travers la cour d'honneur vers le Temple. Ils haletaient. Les moines ne comprenaient pas. Comment des hommes avec tant de pouvoirs extraordinaires pouvaient haleter sous l'effort ? Ils les avaient vu réaliser des prouesses physiques impossibles aux humains ordinaires les plus entraînés. Comment pouvaient-ils maintenant haleter sous cette faible charge ? Juste une luge recouverte de couvertures!

Les moines regardaient. Ils regardaient. Ils ne pouvaient plus rien faire d'autre. Ils n'en avaient d'ailleurs aucune idée.

 

Il y avait devant eux le vieux Maître, celui qui avait le pouvoir de vie et de mort sur l'ensemble de la redoutable Famille SHIN, qui tirait un traîneau tel un âne.

Il y avait "le tueur né", le Maître cuisinier-médecin, celui qui venait en second, qui poussa par derrière, arc-bouté dans ses robes, le poignard entre les dents serrés.

Ils haletaient tous les deux!

Ils arrivaient à la porte du Temple. Ils placèrent le traîneau les pieds au sud, puis ils vinrent côté Est.

Le vieux Maître s'agenouilla dans la boue de la cour. Il courba l'échine et arracha sa capuche. Il présenta son dos au chariot.

Avec des gestes rapides, Hiro rejeta les couvertures de chaque côté. Il dégagea un corps recouvert d'une capote. Il le prit à bras le corps et le fit glisser sur le dos du vieux Maître qui le reçut avec un soupir. 

 

Alors Hiro fit l'impensable. Il appuya de tout son poids sur le corps. Le vieux Maître plia. La barbiche entra dans la boue. Les lèvres aussi. Ses deux mains allèrent à la recherche de saisies sur la capote de celui qui était maintenant sur son dos. Puis, il arqua des cuisses pour se relever. Hiro continuait à peser sur le dos!

Le vieux Maître centra son énergie dans son ventre. Il poussa un cri qui fendit l'air. Ce cri-là était comme la mort qui va fondre et tous courbèrent le front. Hiro éclata de rire, tonitruant. Le cri l'avait repoussé tel un paquet de linge et il avait le cul dans la boue.

Dans le même cri, le vieux Maître gravit les trois marches du Temple avec sa charge sur le dos qu'il agrippait par la capote. Il ne titubait pas. Son pied se posait sur le bois telle une force qui prenait possession de ses droits.

Hiro se releva prestement et se jeta sur lui, s'accroupissant sur le corps tenu par le vieux Maître. Il cherchait à le faire vaciller.

 

Les moines se reculaient, interdits.

L'affaire se faisait en silence.

Hiro fut repoussé deux fois par le cri du Maître. Il revint à la charge, faillit empêcher le pied droit du vieillard de se poser sur la troisième marche en s'agrippant à elle à deux mains. Il grognait. Le vieux Maître haletait.

Comme au ralenti, la jambe vainquit le corps arc-bouté de Hiro. Le pied droit se posa sur la marche du seuil du Temple. Exactement où les Maîtres doivent la poser car il y a une trace que seuls eux connaissent.

 

Alors Hiro lâcha la jambe et il s'inclina. Il glissa dans la boue de la cour et y posa le front. On l'entendit chantonner encore sa drôle de chanson. Il leur sembla qu'il y avait de la joie dans le son qui venait de la gorge et qui passait les lèvres.

 

Le vieux Maître de la Famille SHIN se campa sur le palier devant la porte du temple.

 

- Hiro, dit-il!

 

Il venait de retrouver sa voix que chacun connaissait. Un son grave, lent. Un son de l'autorité qui ne se partage pas.

Le Maître cuisinier se précipita. Il gravit les marches d'un bond et passa devant le Maître. Il s'arc-bouta contre les lourdes portes en bois pour lesquelles il fallait trois hommes chaque jour. Mais personne ne devait intervenir et les moines le surent. Il suffisait de baisser les yeux devant le regard de Hiro

Ce dernier poussa des épaules, les pieds fichés sur les planches. Les lourdes portes tournèrent sur leurs gonds bien huilés. L'homme poussa avec la force de son ventre et les veines saillaient sur son cou et le front.

 

Le Maître avança. La pénombre du Temple était devant lui. Hiro s'agenouilla à son passage et ils se mirent ensemble à chantonner cette curieuse chanson dans une langue que les moines ne comprenaient pas. Les sons en étaient graves, très ronds et lourds, comme chargés de toute la force du ventre de l'homme et de sa mémoire.

Le Maître resta au seuil du Temple durant la chanson grave et prenante. Le corps était sur son dos courbé.

Puis Hiro se releva, le déchargea du corps qu'ils prirent chacun par un bras. Ils passèrent un bras derrière leur cou en encadrant ce corps inerte recouvert de la capote de toile. On ne voyait pas les mains de ce corps-là. On ne voyait pas non plus le visage recouvert d'une cagoule totale.

 

Les deux vieillards se regardèrent. La bonté était dans leurs yeux, une bonté effroyable car celle-là n'est pas celle des hommes. Le sourire étira leurs lèvres, un sourire qui pousse les chairs vers les joues et qui ne laisse jamais voir les dents.

 

- Bien! souffla le Maître. Le Rite est accompli.

- Oui, Maître, répondit le Maître cuisinier... Le rite est accompli... Que le nouveau Maître entre donc dans le Sanctuaire et soit présenté aux Anciens Maîtres et qu'il soit aussi Grands qu'eux et continue Noblement la lignée grandiose de la Noble famille SHIN.

- Que cela soit la Volonté de la Vie, conclut le Maître.

 

C'est lui qui fit le premier pas. Un observateur ne l'aurait pas vu. Il aurait cru que les deux hommes avaient progressé ensemble. Mais c'est lui le Maître et c'est lui qui a donné l'Énergie de base sur laquelle HIRO a appuyé son pied. Lui, HIRO, le sait mais nul autre que lui ne le saura jamais. ... Sauf un jour celui qui devra comme lui veiller sur le nouveau Maître qui est dans ses bras. Comme lui a veillé toute sa vie sur celle de son Maître, ce vieillard qui tient le corps par la droite.

 

Ils avancèrent vers l'autel. Il y avait douze pas pour les Maîtres, mais seuls eux le savent. Pour les autres, il y en a onze.

Ils déposèrent le corps devant les statues brillantes de leur or sous l'éclairage des lampes à huile.

Ils l'allongèrent la tête entre les cuisses de la statue centrale, celle qui regarde avec compassion et fureur, comme si du regard elle voulait transpercer au plus profond du coeur.

Ils chantonnèrent leur drôle de chant.

Puis, le vieux Maître fit un signe à HIRO qui chantonna une présentation du nouveau Maître aux Dieux. Il glissa le long du corps enveloppé. Ses mains habiles de guérisseur écartèrent les toiles qui masquaient le visage.

Le vieux Maître chantonnait en fixant la divinité centrale entre les deux yeux. C'est à elle que se fait la présentation. Elle n'a pas frémi lorsque HIRO s'est exclamé. Alors le vieux Maître a souri et ses yeux se sont fermés sur des larmes qui commencèrent à rouler sur ses jours creuses.

Il avait réussi! Il avait un successeur! Que les Dieux compatissants en soit loués.

 

Alors, il baissa le front sur le sol et frappa la natte trois fois.

Puis il se leva et alla prendre un bâtonnet d'encens qu'il ficha au sol entre la tête du celui qu'il ramenait et les cuisses de la Divinité centrale.

HIRO tenait cette tête entre ses mains et n'osait plus bouger. Il fixait le vieux Maître, comme hébété.

 

- ROSHI ! dit-il à grand peine... C'est atroce!

- C'est atroce, mon ami, j'en conviens, répondit le Maître en s'agenouillant prés du corps. Ses mains allèrent au visage hideux.

 

Ses yeux riaient.

 

- Les Dieux ont fait plus que de l'accepter, souffla-t'il dans le silence de la pénombre.

- C'est Eux qui l'ont choisi! s'écria HIRO. J'en ai rêvé trois nuits de suite. Mais vous avez vu ce visage!

- J'ai vu, mon ami. J'ai vu, dit le ROSHI en s'inclinant.

 

Il déposa un baiser sur le front de celui qui respirait à peine.

 

- Maintenant, Tu es chez Toi, toi qui vas devenir le Maître Suprême de la famille SHIN et ma vie, comme celle de tous les autres, t'est dévouée jusqu'à la mort. Que ce serment soit notre lien suprême car l'effort est devant nous. Que dans la bonté qui doit exister dans ce corps si hideux, veuille bien écouter avec attention Notre Prière.

 

Les yeux du vieux Maître riaient de bonheur en disant ces paroles.

 

- A toi, HIRO, mon vieil ami de le faire vivre!

- Celui-là doit avoir la mort pour compagne de lit, je pense bien, cria le cuisinier.

 

Le Maître gloussa.

 

- C'est ton travail, mon ami, de faire vivre ce corps-là.... Pense aussi à celui qui est devant le portail... C'est une femme.

 

Alors le Maître cuisinier éclata d'un rire tonitruant.

Il se pencha sur le corps gelé et posa lui aussi un baiser sur le front.

 

 

 

 

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