Quatrième Mouvement.
La tolérance se fait la malle
et
la Droiture arrive.
Le vieillard caresse le livre d’or de ses paumes. Il cherche sa chaleur, sa vie. Il cherchait sa propre vie. Maintenant, c’est son tour de sentir les Envoyés de la Mort venir proche de lui. Ils sont prêts de venir lui taper sur l’épaule et de dire la formule de l’Univers: « Viens, c’est ton Temps ».
Il cherche lui-même maintenant. Il n’a plus que ce Livre pour l’aider. Il veut entrer dedans, encore et encore et suivre le chemin que son fils d’avant a tracé pour son vieil ami le Rimpoché.
Maintenant le chemin est ouvert dans l’Univers. Il est imprimé. Il faut retrouver sa trace et il tente de la réveiller par son souffle poussant les mots dans l’Univers.
Le Voyage dans la Mort.
Il y a de l’effervescence dans le monastère. Les moines s’agitent, parlent, discutent, tout en me faisant de grands sourires... Mais il est évident qu’ils ont d’autres préoccupations derrière le crâne.
- Salut, Tonton!
- Bonjour, mon jeune ami.
Il est debout, tranquille, devant la fenêtre, à observer l’agitation non coutumière dans la cour centrale.
- J’ai fait un bras d’honneur à ta troisième loi énergétique, dit-il en me souriant... Et bé!... ça fait de l’effet immédiat!
Je viens à son côté et regarde dans la cour les groupes de moines qui se font et se défont au rythme des paroles... Un petit souk!
- Je leur ai seulement dit que je n’avais plus le temps de m’occuper d’eux...
- Seulement!
- Oui... Seulement.
- Tu as touché leur besoin de sécurité, dis-je en rigolant... Regarde-les s’agiter à chercher un autre maître sur lequel s’appuyer!
- Oui... Je constate, et je dois le dire, avec une certaine peine... Je les croyais plus mûrs.
- Ils sont en train de chercher un autre arbre sur lequel se greffer, je fais.
- Oui... Il est clair qu’ils sont en train de chercher à organiser ma succession.
- Tu vas être vite oublié, Tonton, je fais, mi-figue, mi-raisin.
- Intéressant! dit-il de sa voix calme qui ne voudrait pas déranger l’air.
Il reste encore en contemplation de ses moines et il se retourne vers moi.
- Il n’est pas aisé de se rendre à certaines évidences... Que pourtant l’on connaît dans sa tête... Mais lorsqu’on les perçoit dans sa chair, c’est une autre réalité, prononce-t-il toujours aussi calme.
- Et que constate ton corps ? demandais-je.
- Que je suis un pourvoyeur de « biens »... Juste un pourvoyeur... Une fontaine... Que je fus toujours cela et rien d’autre!
- Oui... Tu t’es installé dans le rôle du Père, dis-je avec ma voix qui ne voulait pas non plus modifier l’air et son mouvement.
- Est-ce moi qui me suis installé dans ce rôle... ou les autres qui m’ont mis dedans ?
- Intéressant! dis-je en le regardant.
Il a le visage lisse et gras des Tibétains qui ont fait tant de pratiques assises et n’ont pas utilisé le corps pour ce qu’il pouvait leur donner.
Mais ses yeux sont vraiment particuliers. Je n’ai jamais rencontré un homme avec des yeux aussi doux!
Ce sont ses yeux que j’aime. C’est en eux que je pénètre pour toucher son cœur que je sens énorme, rempli de la Force de la Compassion à aider l’humain à trouver sa réalité.
Un « Grand » ce petit homme replet avec son bide, ses longs cheveux lissés sur son crâne et terminés en chignon.
- Pourquoi dis-tu « intéressant » ? demande-t-il.
- Parce que tu touches là un des points essentiels des échanges énergétiques entre les hommes, je fais.
- Tu peux m’en dire davantage, demande-t-il en s’appuyant sur la barre de la fenêtre.
Ce matin, il y a de la joie dans son corps et il prend plaisir à humer l’air et entendre les bruits de la rue si proche.
- Qui tire les fils de la marionnette ? dis-je.
Il comprend vite.
- Tu veux dire qu’il y a celui qui tire et celui qui pousse ?
- Oui... Une curieuse manière de dire... mais c’est possible de l’exprimer ainsi, dis-je.
- C’est une manière de chez nous... Nous disons que le Père tire et la Mère pousse... dit-il de sa voix qui entrait de plus en plus dans un calme profond, comme une voix qui ne parle pas... Une voix qui ne laisse échapper que quelques sons qui forment des mots capables d’être captés par le cerveau.
Il laisse son poids prendre appui sur la barre de bois.
- Veux-tu dire que je ne me serais peut-être pas mis dans cette position du Père si je n’avais pas été poussé par la Mère ? demande-t-il.
- Peut-être, je fais...
- Tu peux m’en dire plus ?
- Tu dois alors examiner avec une extrême attention ce qui est le Père et ce qui est la Mère, dis-je, aussi calme dans mes mots que sa respiration qui cherche un souffle nouveau dans l’air de ce matin doux de la vallée de Katmandou.
Il reste avec lui-même, comme s’il ne m’avait pas entendu. Il reste aussi avec ses moines qui créent et défont des groupes avec une rapidité étonnante. Une grande agitation leur tient le corps.
- La Mère sert la soupe à chacun, dit-il doucement... Mais le Père remplit la soupière, termine-t-il.
Maintenant il y a de la tristesse dans son cœur.
Il comprend la manipulation entre les deux actions. L’une a besoin de l’autre pour exister. Il le confirme par ses mots:
- La Mère use le Père... Mais sans la Mère, le Père est inutile!
- Pour les « hommes », je fais en réponse.
Alors je le surprends et il manque quelques respirations.
- Je ne te suis plus, mon ami.
- Ton corps est en train de comprendre pour toi, je fais.
Son regard erre encore autour de ses moines.
- Je crois que je n’ai pas assez vécu avec le corps... J’en suis maintenant certain!... Que de temps perdu!
- Oui... Le temps n’est pas l’ami de l’homme, je fais.
- Pourtant il en fallait si peu!... pour provoquer le corps... Dire tout simplement que je n’ai pas assez de temps de m’occuper d’eux!... Et tout se détruit... et tout se reconstruit autrement...
- Oui, je fais...
- Pourtant nous savons dans nos enseignements que tout est une illusion!
- Oui, je fais... Mais c’est dans votre tête... Vous ne mettez pas vos corps dans ces espaces-temps d’impermanence, je fais.
- Oui... Je comprends maintenant... Nous organisons une permanence en prêchant l’impermanence, n’est-ce-pas ?
- Oui... Mais c’est normal, je fais.
- Pourquoi ?
- Sans une très grande vigilance de tous les instants, on est toujours récupéré dans des espaces de sécurité, dis-je.
- Et quelle est la Nature de cette vigilance ? demandent ses mots lents qui ont du mal à passer ses lèvres.
- La Droiture, dis-je.
Ses yeux doux suivent ses moines dans la bonté de son cœur. Il comprend, il sait leur difficulté à ne pas chercher la sécurité du futur.
Par sa présence si forte, il les a d’ailleurs confortés dans cette attitude du fils.
- Merci, mon Grand très jeune ami, dit-il... J’ai une chape qui quitte mes épaules et mon cœur est en joie... même si de la tristesse me tourne autour, disent ses mots toujours aussi lents.
- La vérité libère, dis-je.
- Oui... Merci.
Je laisse le temps prendre un peu possession de l’espace et je demande:
- Parle-moi un peu de cette tristesse « qui te tourne autour ».
- Pourquoi ?
- Parle... et laisse couler les mots de ta gorge sans te préoccuper de ta langue, dis-je.
- C’est toi le Maître, dit-il en souriant.
Ses yeux sont maintenant sur moi.
- Oui, c’est moi le Maître, dis-je.
- J’en suis bien aise, me disent ses yeux... Je puis me reposer.
- Si tu te reposes, tu es mort, je dis.
- Non... Je me repose sur toi pour pouvoir entrer en moi et faire un grand voyage, ses mots disent en glissant sur l’air qui ne bouge pas.
C’est un « Grand »!
Le temps passe encore et il me demande comme une faveur:
- J’aimerais faire avec toi le tour de la Stûpa.
- Mais il faut marcher près d’un demi kilomètre pour passer les Portes!
- Cela fait si longtemps que je n’ai pas bougé de mon lit!
Son corps veut toucher de la vraie vie. C’est clair!
- Ok, je fais... J’organise cela avec tes moines car tu es trop faible pour faire le chemin à pince.
- Merci.
Donc nous voilà partis en voiture.
Descendre le vieux de son étage du monastère ne fut pas facile. Il est vraiment faible et il a besoin de deux moines pour le soutenir sous les aisselles et un autre en arrière au cas où... et un autre en avant au cas encore où...
Mais bref, nous arrivons aux Portes.
Faut dire que les Tibétains sont des gens qui ne savent pas ce qu’est le silence et « on » nous attend.
Chacun ira de sa petite menotte ou de sa tête pour recevoir un attouchement du vieux!
Ils ouvrent les mirettes de constater la présence d’un Blanc plus blanc que blanc à côté du mecton Holiness et qui en surplus semble le principal personnage du groupe après lui!
Mais cahin caha, car le vieux a l’habitude de ces foires d’empoigne, nous arrivons contre le mur de la Stûpa que le vieillard touche du plat de sa main avec un ravissement dans ses yeux qui font du bien à mon cœur.
Un homme qui aime!
Puis, il s’appuie à mon bras et repousse ses moines qui restent à deux mètres, prêts à se précipiter si le vieux perdait l’équilibre. Ils repoussent ainsi les Tibétains qui voudraient toucher le Holiness... Ce qui nous va bien à tous les deux.
Alors il me fait une demande qui me surprend à l’improviste.
- Donne-moi du jus, mon grand ami... Je crois avoir trop présumé de mes forces.
Je lui mets la main sur le bide tout en le soutenant sous l’aisselle.
Les Tibétains rigolent car ils aiment rigoler lorsqu’ils ne comprennent rien à ce qui se passe... C’est une bonne nature, comme je vous le disais!
Aussi ils rigolent lorsqu’ils me voient caresser le bide du Holiness avec ma main à plat et le vieux de sourire de contentement comme le bébé massé par sa mère.
Ainsi nous continuons notre tour complet, cahin-caha et le vieux est ravi. Il est tout sourire et chacun prend ses sourires pour lui selon la formule que vous connaissez perfect « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ».
Après le premier tour, il a besoin de reposer ses jambes et on lui amène un siège, puis un thé et des petits gâteaux...
Tout cela dans la rue devant les marches de la Stûpa, ce qui est très Tibétain.
D’ailleurs une flopée de gens s’assoit à même le sol, faisant demi-cercle devant nous en attente d’un Enseignement essentiel ou d’une pratique particulière. Cela aussi est très Tibétain, cette manière d’occuper l’espace et de ne pas faire de chichi.
Bien sûr on ne m’oublie pas dans la distribution des chaises, du thé et des petits gâteaux.
Les Tibétains qui sont toujours émerveillés de chaque chose nouvelle, prennent des photos et viennent aussi me toucher le futal, histoire de prendre une sucée de la Force Divine que je dois nécessairement porter en moi pour être assis au même niveau que le Holiness et prendre le thé avec lui, comme deux copains à la terrasse du café...
D’ailleurs en guise de café, il y a les occidentaux qui mitraillent avec leur zoom de la terrasse du café le plus élevé qui porte le doux nom de « Direct View » ou quelque chose dans ce genre.
Un grand patron Nyingma avec un balèze dans mon genre et ses soixante kilos, c’est une surprise de taille et ils sont peut-être en train de se demander si ce n’est pas moi qui vais prendre la succession du vieux, car celle-là est encore dans le flou.
D’ailleurs aux questions des gens sur moi, les moines qui nous entourent prennent des mines de grands initiés et disent « C’est le Lama Blanc ».
Alors eux, ils ne savent pas très bien ce que c’est que laver plus blanc que blanc car cette fameuse lessive n’est pas encore arrivée jusqu’à eux, qui d’ailleurs ne se lavent que deux fois par an, car pour déjà enlever la couche de beurre qu’ils se tartinent sur le visage, histoire de se protéger du soleil... mais moi je crois que c’est une manière de se protéger des mouches!... il faudrait déjà un paquet de lessive plus blanc que blanc et au prix où sont les produits d’Europe, il n’est pas question qu’ils investissent dedans... Ils ont autre chose de mieux à faire et pour l’instant: par exemple des photos de nous deux en train de siroter notre thé comme souvenir grandiose pour leurs soirées au coin du feu, en train de siroter leur Chan, leur alcool perso, qui au fond, n’est pas dégueu... C’est comme du cidre.
Comme ce sont des Tibétains pur sang, c’est bien entendu du thé noir au beurre rance de yak et je dois utiliser tous les contrôles que j’ai de mon corps pour garder le sourire et empêcher mon estomac de dire « Non, merci! ».
Mais les gâteaux sont super!... Bien que gras... Mais ici, ils connaissent la formule « Plus gras que gras » et si vous voulez garder la ligne, allez plutôt en Inde.
C’est après sa troisième tasse et ses deux gâteaux et ses dizaines d’attouchements sur les têtes qui se mettent sous ses mains, que le Rimpo me balance:
- Cette tristesse n’est pas la mienne.
Du court et bref!... Mais ça va direct au cœur car il a touché la cible de la Dignité. Il l’a trouvée, il l’a examinée, il a senti, puis compris. Après ce sont seulement les mots qui se construisent d’eux-mêmes sous l’impulse de la vérité en action.
C’est un « Grand »!
- Alors tu peux me dire d’où elle vient ? je fais.
- Non... Mais je puis dire qu’elle ne vient pas de moi.
- Explique mieux, je fais.
- Elle n’a aucune connexion avec mon émotionnel... Juste un « état » que je décode avec mon corps, mais rien de moi, rien à moi... et je dirais même, rien « d’humain ».
- Rien « d’humain » ?... Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
- Cette tristesse n’a aucun lien avec ce que l’humain fabrique... à quelque niveau que ce soit, dit-il en articulant doucement les mots.
- À tous les niveaux ?
Le vieux commence à me passionner. Alors je le pousse.
- Oui... Même au niveau de nos pratiques, je ne connais pas ce type de tristesse, continue-t-il avec ses mots doux que ceux autour cherchent à capter avec des yeux ronds.
Je vous le disais bien que c’est un Grand qui n’a pas peur de regarder:
- Même au niveau de vos pratiques ?... Dis, Tonton... Es-tu en train de me dire que vos pratiques sont des constructions « humaines » ?
- Je ne suis pas complètement idiot! fait-il en me donnant ses yeux si doux...
- Ah! je fais.
Alors il reprend une autre tasse qu’une vieille toute ridée lui tend entre ses paumes... et il reprend aussi un petit gâteau d’une autre...
Puis il continue avec ses yeux si doux.
- On n’est pas un Grand Maître Nyingma si on n’a pas compris ce qui vient de Gourou Rimpoché et ce qui est construit par l’homme comme outils secondaires, il continue dans ses mots doux que personne ne comprend autour de nous alors qu’ils cherchent même à placer leurs oreilles devant notre bouche.
Les moines tentent de faire le Service d’Ordre mais les gens leur tirent la langue, méthode tibétaine pour te faire savoir direct que tu n’es pas une belle personne et qu’ils te chient sur la gueule.
- C’est une tristesse qui vient d’ailleurs... d’une autre Dimension, reprend-il lorsque sa bouche est vide... Ce qui n’est pas la manière populaire tibétaine car ils font tout en même temps et merci les postillons!
- Tiens! dis-je.
- Tu me provoques... Car je suis bien conscient que sans ta main sur mon ventre à m’envoyer « ton jus », je n’aurais jamais été capable de percevoir et comprendre cela...
- Tiens donc! je fais.
- Je ne suis pas complètement idiot! il fait... Et insensible.
- Tiens donc, je continue sur ma lancée.
Il reprend une tasse de thé, puis il dit:
- Pourquoi crois-tu que je n’ai pas répondu à ta question dans la chambre... ta question sur ma tristesse ?
- Parce que tu ne pouvais pas, dis-je tranquille en enfournant un nouveau gâteau qui n’est pas dégueu.
- Tiens donc!... Tu le savais ?... Pourquoi ?
- C’est une question de pression énergétique dans le corps, dis-je.
- Explique!
- Le corps a tous les décodeurs qu’il faut, mais ce sont des machines qui ont besoin d’un carburant... Tu n’avais pas assez de carburant pour faire démarrer ces outils de la lucidité.
- Et c’est cela que tu m’as donné en m’injectant « ton jus ».
- Tout juste, Pépère, je fais en enfournant un autre gâteau qui est vraiment bon... On y perçoit tout le cœur de celle qui l’a fait.
Il reprit une tasse de thé... Car pour les petits gâteaux il a fait le plein.
- Lorsque je t’ai demandé de me donner « ton jus », ces mots sont sortis tout seul de ma bouche. Rien ne m’a signalé avant qu’ils allaient venir... j’en fus le premier étonné, dit-il.
- Normal, je fais.
- Qu’est-ce qui est normal ?
- C’est la Sagesse à la recherche de la Sagesse et Elle organise elle-même l’espace qu’il lui faut pour prendre sa place.
- Alors on n’a rien à faire ?
- Non, rien... ou si!... Laisser la place et ne pas intervenir, je fais.
Là, le vieux est touché. Il est courageux et il va au fond du trou sans peur:
- Tu parles de « jus »... Mais c’est une question de vibration, n’est-ce-pas ?... De « qualité » de vibration ? il insiste.
- Oui, dis-je.
- Et moi, tout « Holiness » que je suis, je ne suis pas capable de produire cette « qualité-là » qui me permet de comprendre « maintenant », n’est-ce-pas ?
- C’est cela, je fais.
Il doit ingurgiter une tasse de plus car il ruisselle à grosses gouttes et les moines s’inquiètent.
Mais son courage ne s’est pas fait la malle avec sa sueur.
Alors il demande:
- C’est pour cela que je n’ai jamais perçu cette tristesse avant, n’est-ce-pas ?
- Oui.
- Alors cela veut dire que toutes mes pratiques ne me permettent pas de mettre en action ces « outils » dont tu parles et que j’ai dans mon corps ?
- Oui.
- Alors cela veut dire que j’ai perdu mon temps!
- Oui, dans un sens... Non, dans l’autre, je fais entre deux bouchées du mec qui est à peine concerné par les parlottes du vieux que tous autour voudraient avoir dans les oreilles.
- Pourquoi « oui » ?
- Tu as abandonné la Droiture de Gourou Rimpoché, dis-je.
- Pourquoi « non » ? reste-t-il sur sa lancée.
- Tu as fait le « Père ».
Il reste un moment la bouche ouverte et un moine s’inquiète.
- Merde!... Je comprends le lien entre le « oui » et le « non »!
- C’est bien, je fais en reprenant un gâteau au point que je fais l’émerveillement des grosses bergères devant moi qui rigolent sincère et en même temps l’inquiétude des moines qui sont en train de se demander s’ils me nourrissent assez au monastère.
- C’est alors ton mot que tu as prononcé deux fois en deux jours et qui m’a remué les tripes toutes ces deux nuits où je ne peux pas trouver le sommeil.
- Lequel ?... Bien que je le connaisse, mais je joue au con, car il faut bien que je lui fasse sortir son jus en provoquant son corps.
- Compassion! il articule sur chacune des syllabes.
- Exact, je fais.
Il referme la bouche, ce qui ne fait pas l’affaire des mouches, puis il dit:
- Veux-tu bien m’aider à aller voir cela de plus près ?
- Oui, ce soir, après le dîner.
- Merci...
Un long moment passe puis il dit:
- Maintenant je voudrais rentrer et me reposer.
Ça me botte... Je commençais à en avoir marre des petits gâteaux et de jouer au « Lama Blanc ».
Le soir venu je fais un petit tour autour de la Stûpa et je retourne au monastère.
Le Rimpoché est prêt, allongé sur son lit, une couverture sur lui.
- J’ai dormi comme un sourd, dit-il lorsque j’arrive dans sa carrée... Cette petite visite à la Stûpa fut merveilleuse. Je me suis senti de nouveau revivre.
Ses mots coulent toujours doucement de ses lèvres entrouvertes. Il ne perd jamais le fil des raisons de ma présence ici et il demande si je suis prêt pour la prochaine opération.
- Ne pas être prêt est déjà un commencement de mort, je fais.
- Avec toi, il faut toujours être au top niveau, rigole-t-il... Mais j’aime bien!
- Pourquoi ? je demande.
- Toute ma vie c’est moi qui ai bousculé chacun pour remettre de l’ordre dans les monastères qui finissaient par tout confondre... corps, esprit, spiritualité et tout le bazar qui se met alors en place.
- Tu as donc combattu toujours ? je demande.
- Toujours, fait-il... Mais n’est-ce pas le rôle du Maître ?
- J’ai déjà entendu cela quelque part, je rigole.
Il laisse quelques respirations passer.
- J’ai entendu dire qu’il y a eu une grande nonne, chez vous, qui s’exclamait en colère dans son monastère « Je me demande ce que certaines filles font ici ! ».
- Oui... Thérèse d’Avila... Une Carmélite... Et alors ?
- J’ai eu la même vie et je me suis demandé ce que certains moines faisaient dans mes monastères.
- Alors ?
- J’ai passé plus de la moitié de mon temps à remettre de l’ordre en ces lieux que j’avais en responsabilité et à leur rappeler ce qu’est un moine et ce qu’est un monastère.
- Tu t’es épuisé ?
Il prend encore son temps et me regarde avec ses yeux doux qui sont comme des lacs dans lesquels tu aimerais te baigner.
- Non... Je me suis bien amusé, dit-il en suivant les vibrations que ses mots faisaient en moi.
Ces mots-là sont une provocation dans un système spirituel: « s’être bien amusé! ».
Je souris et il se détend. Il a cru que peut-être je ne comprendrais pas, car dans ses mots sont contenues toute la beauté et la gentillesse du Monde.
- Tu ne peux pas être un vrai Maître si tu n’as pas beaucoup de Terre dans ta structure énergétique... Je sais, je dis.
- Je ne sais pas ce que tu appelles une « structure énergétique », mais c’est clair que tu ne peux pas être un vrai conducteur de conscience si tu n’aimes pas les hommes... ce que peut-être est ce que tu appelles « la Terre ».
- Oui... Possible de le dire ainsi, je fais.
- Alors, lorsque tu as de la Terre, comme tu dis, répéter et encore répéter et toujours répéter, n’est pas une difficulté... C’est même une aide, dit-il doucement avec ses mots doux.
Je le laisse à ses mots et son rythme car il a besoin de mon silence pour dire ses sons qu’il n’a jamais pu exprimer car il ne pouvait pas expliquer cela à ses moines.
Un Maître doit rouspéter et encore rouspéter en faisant croire à ceux qui l’écoutent que c’est un labeur, une peine de toujours dire la même chose... Car il faut leur dire que leur attitude si négligée est une injure et une souffrance pour la Dignité... et en premier lieu pour le Maître qui est son représentant et son Porteur de Force auprès d’eux.
Ainsi, peut-être un jour touchés par la blessure constante qu’ils font sur celui qui les aime et les aide, ils vont chercher à ne pas blesser l’Ordre de l’Univers et ainsi entrer dans une attitude qui leur amènera la Force de cet Univers car celui-ci se reconnaîtra en eux et les alimentera de sa Puissance et de son Intelligence.
Alors le Maître ne peut pas leur dire que du bonheur est en lui de devoir toujours répéter, car cela lui permet de regarder toujours droit la Cible de la Perfection de la Création et de chercher la flèche la plus appropriée pour aller droit au Cœur et vibrer dans l’espace Divin qui alors en jouit.
Cela il ne peut pas le dire!
Alors il est toujours à faire croire ce qui n’est pas et il est seul dans son bonheur de devoir toujours relancer son attention et toucher la Cible divine... car tout seul il pourrait faire comme les autres: s’endormir sur ses lauriers.
Et les lauriers prennent la poussière et on ne s’en rend pas compte.
Lorsque l’on perd la vigilance, on ne touche plus la Cible. On devient un organisateur des conséquences des touches d’avant... Mais on ne touche plus!
Aussi le Maître a besoin de ses élèves paresseux et bordéliques pour aller encore plus profondément dans la Cible et trouver les outils les plus harmonieux et profonds pour agir... Car la réponse est déjà contenue dans la question.
- Question intense, réponse intense, sourit-il.
Il a mis en mots les vibrations de mon corps et il donne sa réponse. C’est un « Grand »!
- Ils m’ont beaucoup aidé à entrer encore plus profond dans ce qui était déjà fabriqué par la Création et que j’ai pu découvrir à travers eux...
- Tu les remercies ?
- Oui... Intensément...
- J’en connais un autre, avec barbichette, qui rappelle toujours que l’on a besoin des autres, dis-je.
Il laisse aller ses yeux doux dans les nuages. Puis il dit.
- Je suis heureux avec mes moines... et tous les autres, les laïcs qui me suivent... Je fus heureux...
- Oui... Je le sais.
- Mais toi tu n’es pas heureux avec les hommes, il dit en portant ses yeux doux sur mes yeux à moi...
Je souris et ne l’aide pas. À lui de trouver la réponse.
- Parce que tu n’as pas de Terre, dit-il.
Je le laisse aller.
- Parce que ce n’est pas les Hommes que tu aimes, continue-t-il.
Je le laisse venir les yeux mi-clos.
- Ce que tu aimes, c’est la Force de Vie!... Alors tu n’es intéressé que par Elle.
Je le laisse arriver tout seul à sa conclusion.
- Et tu n’aimes que l’homme qui aide cette Force de Vie à créer et se dérouler sur cette Terre des Hommes...
Il me regarde en souriant. Il n’a perçu aucune vibration en moi pendant qu’il déroulait ses mots. Cela l’étonne et il s’en inquiète.
- Dis-je des bêtises sur toi, mon Grand et très jeune ami ?
Je laisse les mots venir et ils coulent de mes lèvres:
- Je n’aide pas seulement cette Force de Vie à créer et se dérouler sur la Terre des Hommes, je fais.
- Oui... Va plus loin, s’il te plaît mon ami.
- Il y a plus loin que cette « Terre des Hommes », dis-je.
- Tu aides aussi plus loin!... Alors l’Homme n’est seulement qu’en bout de chaîne, n’est-ce-pas ?
- Oui... Le dernier maillon actif, dis-je.
- Mais il y a plus loin que lui... Peut-être plus loin que cet Univers, dit-il, les yeux encore dans les nuages.
- Oui... Encore plus loin que tout cela...
- Et tu aides « Cela », n’est-ce-pas ?
- On peut le dire ainsi, dis-je... Mais ce sont des mots et ils ne portent pas la réalité de la Magie de la Création... Et au-delà de la Création...
- Au-delà de la Création ?
- Oui... Il y a autre chose au-delà de ce qui est crée, dis-je doucement sans vouloir bouger moi aussi l’air entre nous.
Le temps reprit encore son silence et il dit:
- C’est dans cette compréhension que prend toute sa place le mot de « Compassion » n’est-ce-pas ?
- Oui, je fais... Tu comprends bien.
Le souffle se fit profond en lui.
Pendant tous ces mots, ma main reposait sur sa poitrine. Je projetais ma Force de Vie. Son souffle devenait de plus en plus léger et c’était du bonheur pour lui car il avait difficulté à respirer depuis si longtemps!
Il disait qu’il fut heureux avec les hommes car c’est un homme bon. Mais son corps donnait un autre message. Ses poumons toujours ralentis et souffrants, son asthme, disaient la tristesse qui l’a envahi pas après pas, action après action.
Il fut un grand propagateur de la Force du Tibet. Il a donné des enseignements essentiels de nombreuses fois, ici, au Népal, en Inde, mais aussi au bout des terres, en Europe... Et au-delà des mers, en Amérique... Il a beaucoup donné! Mais il n’a pas beaucoup reçu.
On l’a adoré, on en a fait un « Saint », on s’est incliné devant lui... Mais on ne lui a pas montré un fruit vrai de ses enseignements. Et le seul fruit vrai est d’être un homme libre et un serviteur de la Force de Vie.
Alors lorsque la peine n’est pas récompensée dans la Dimension dans laquelle elle fut donnée, la souffrance est là. La tristesse est là et c’est la tristesse de la Création. Ce n’est pas sa tristesse à soi.
Cela il l’a bien perçu ce matin lorsqu’il tournait avec moi autour de la Stûpa.
Mais son corps a accumulé la tristesse de l’échec, car la réussite imparfaite est toujours un échec car elle s’établit dans une Dimension qui ne fut pas celle du Don.
Alors cette tristesse se stocke et se cumule dans les poumons et les poumons témoignent de la réalité des faits à travers leurs douleurs.
Il a les poumons très malades et je dois veiller à le charger très doucement dans sa poitrine pour ne pas réveiller ses douleurs.
Je sais qu’il souffre dans ses bronches lorsque je mets le cœur en compression. Mais il ne le dit pas. Il a pris l’habitude de rester seul avec sa souffrance et de ne pas la reporter sur les autres.
- Les autres ont assez de charge sur les épaules, dit-il doucement.
De nouveau, il a mis des mots sur mes souffles. C’est un « Grand ».
- Je m’en vais, dit-il... Je rejoins la même Puissance de Vie, dit-il... Je sens Gourou Rimpoché dans chacune des cellules de mon corps!...
Ses souffles se ralentissent.
- Je suis dans sa Puissance et tout est clair et fort... Vraiment très fort, dit-il... Je suis même surpris de cette tonicité... Je n’ai pas l’habitude de la sentir ainsi!
- C’est une simple question de profondeur, dis-je.
- Tu veux dire que Gourou Rimpoché est un « espace » ?
- Oui... Tu peux le dire ainsi... Tu sais « tout » est un « espace ».
Le temps passe et je ne le ralentis pas.
- C’est énorme!... Quelle puissance d’action!
- D’action ?
- Oui... Cela je l’avais toujours senti... Gourou Rimpoché était une Force d’action... Maintenant c’est d’une clarté éblouissante!
Il murmure des mots doux et je pose mon oreille contre les lèvres chaudes.
- Lorsque j’ai posé la question « Qu’est-ce la compassion ? » il a ri à s’en tordre les tripes!
- Ah, oui ?
- Alors j’ai demandé « Pourquoi ? »
- Alors ?
- Il m’a montré le grand marécage dans lequel s’enlise l’homme et il a remué les eaux nauséabondes avec son bâton.
- Alors ?
- Il a frappé sur une masse noire qui a crié.
- Alors ?
- Il l’a obligée à avouer que c’est la Force à se faire du mal et qu’elle se nourrit de l’homme.
- Ah, oui ?
- Alors il m’a montré une des créations de cette Force afin d’aliéner l’homme dans sa Dimension... C’est la compassion!... Elle fut créée par lui!... Pour se protéger lui!... Pour protéger ses propres créations!... C’est terrible!
- Pourquoi ? je fais.
Il laisse le souffle s’apaiser dans ses poumons.
- Mais toute notre Tradition repose sur la « Compassion »!
Le rythme redevient plus paisible en lui et je lui dis:
- Ne saute pas ainsi sur des conclusions hâtives.
- Que veux-tu me faire comprendre ?
- Regarde mieux... Et demande à ton Gourou Rimpoché de te donner un coup de main.
- Un coup de main! sourit-il... De lui ?
- C’est son job, je fais.
Il a du mal à encaisser mes derniers mots. Je traite son Gourou comme un travailleur de quartier qui doit rendre des comptes. Aussi, même s’il m’aime bien et a confiance en moi, il vient de prendre une châtaigne dans le coffre et il a du mal à la digérer. Aussi je dois encore lui laisser un peu de temps à se récupérer.
- Il me fait regarder plus haut que le marécage. Au-dessus il y a des lumières et des Forces de vie.
- Oui ?
- Il y a une correspondance exacte entre ce Ciel et le marécage!
- Oui ?
- Le marécage est une copie parfaite du Ciel au-dessus... On s’y tromperait!
- Oui ?
- Dans ce Ciel il me montre une Force très lumineuse vert foncé... C’est celle de la compassion en action!... Je la reconnais... Chez nous on l’appelle Tara!
- Chez les chrétiens, on lui donne le nom de « la Vierge et l’enfant »... C’est la même, je fais...
- Que veux-tu dire ?
- Rien, continue... Alors, qu’est-ce qu’il te donne comme enseignement ton Gourou ?
Le temps tient encore son emprise.
- Il me montre la Force réelle et la copie…
- Oui ?
- Il me dit de les toucher et de sentir dans mon corps.
- Oui ?
Il tend les mains devant lui. Il touche. Il frissonne, il sue, il suffoque, il rit.
- Je les ai touchées toutes les deux, dit-il... C’est clair!
- Oui ?
- Celle de la vraie Force du Ciel, il y a de la joie, et une vigueur extrême... Tara est une guerrière prête à jaillir à la moindre provocation et soumettre les démons les plus hardis!
- Oui ?
- Et l’autre, la copie, elle apaise, elle temporise, elle explique, elle fait appel au cœur et à la difficulté des autres...
- Et après ?
- Après ?... C’est très clair... Plus on touche cette copie, plus son enthousiasme à créer diminue et plus on est dans des conciliations.
- Tu veux dire qu’il n’y a pas de conciliation avec la Force Vraie, comme tu l’appelles ?
- Non... Aucune!... Impossible!... Tu vas droit dans ta dignité ou elle te coupe en deux!... Pas de demi-mesure!
- Tu veux dire qu’il n’y a pas de calcul ?
- C’est cela!... Pas de calcul... Toujours droit!
- Et que vois-tu et comprends-tu d’autre ?
Il reprit son temps des souffles dont il avait besoin.
- Ce sont deux Dimensions qui ne se confondent pas, qui ne se mélangent pas... L’une est forte et sans failles... L’autre est arrangements constants...
- C’est tout ?
- Non... L’une aime la Force de Vie et la défend... L’autre cherche des arrangements et défend les créations personnelles de l’homme, même contre la Force de Vie.
- Et encore ?
- Encore ?... Lorsque l’on est avec le Ciel, on reçoit une Puissance énorme qui te donne la droiture d’action... Lorsque tu es avec le marécage, tu deviens mou et compatissant.
Il leva la main demandant encore son temps.
Puis il dit après de longues minutes.
- Je comprends encore mieux ta troisième loi énergétique... Rayonne sur toi ce que tu regardes et tu es pénétré!
- Et ?
- Gourou Rimpoché me dit que la Force de la Compassion n’a jamais existé par Elle-même... Et cela je ne le comprends pas et son regard est triste... Tu peux m’aider ?
- Non!... À toi de voir en direct. Je ne suis pas un magnétophone.
Il lève encore la main.
- Il me caresse la tête et il me dit « Plus tard... Tu n’es pas encore prêt »... Puis il s’en va et je reste seul avec la Force de la Compassion du Ciel qui me prend dans ses bras et je me sens nettoyé de tout... Je n’ai plus mal nulle part... Quelle puissance!
Le vieillard cessa sa lecture. Son ami était fatigué. Il devait le laisser en repos. Il ira avec lui dans les songes de cette autre Dimension que son fils d’avant a ouverts.
Lorsque son fils remplit cette mission, et lorsqu’il revint, le vieil homme avait perçu un changement en lui. Il aimait moins les autres.
Il l’avait alors poussé plus dans la compassion et le soutien. Il l’avait poussé puissamment à continuer à aider cette Anne de Suisse alors que tout son corps était en refus et qu’il lui disait « Elle est sous la domination de sa mère! Ton son système émotionnel est maîtrisé par cette relation ».
Maintenant il comprend dans son corps qu’il n’était pas alors entré assez profond dans cette Dimension de la Connaissance qui tue...
Son fils était plus grand que lui. Il le savait. Il le sait maintenant encore plus... Et il a besoin de lui!
L’avoir poussé dans ce soutien à Anne lui apparaît maintenant comme une action dérisoire. Il l’a poussé à aller aider le marécage, à avoir compassion pour lui!
Et maintenant qu’il est devant sa mort, c’est d’une autre Force dont il a besoin et cette Force n’est plus là car le corps qui la portait fut tué.
Quelle dérision les décisions lorsque l’on est dans la défense du marécage!...
Il ne pouvait plus assurer le destin de la Famille Shin... Il ne croyait plus à son action. Il va organiser sa succession... et perdre son rêve d’avoir un de ses fils comme successeur.
Ses deux fils étaient plus grands que lui. Leur place n’était pas à la place qui fut la sienne... Mais cela il le comprend seulement maintenant.
Demain il parlera à Hiro.
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